Mais Joe était Barona, pas Paiute. Maria s'était contentée de voir sans rien dire. "Derrière la couverture", ça s'appelait. La manière qu'ont les Paiutes de ne pas être présents dans leur esprit.
Lorsque l'on se laisse tenter par un livre, cela peut venir de plusieurs choses ; sa couverture, son résumé, les critiques qu'il a suscitées. Dans le cas de "L'enfant du silence", ce fut pour moi le parcours de l'auteure, Abigail Padgett.
Ancienne professeur de langue anglaise, elle est devenue enquêtrice judiciaire pour le service de protection de l'enfance, avant de changer de voie et d'être avocate spécialisée dans la défense des déficients mentaux et des enfants. Avec un tel bagage, nul doute que ces polars et ses personnages sont nourris d'une certaine véracité et d'une crédibilité forte.
Le roman s'ouvre sur une étrange découverte, faite par une vieille indienne de la tribu des Paiutes. Dans une maison délabrée, elle trouve un enfant attaché. Les services de protection de l'enfance étant très vite contactés, le diagnostique semble leur apparaitre tout aussi rapidement ; l'enfant est retardé, pour ne pas dire idiot pour certains. Bo Bradley se retrouve chargée de l'affaire, et c'est elle la première qui va faire la lumière sur l'état de santé du petit garçon surnommé Weppo ; L'enfant est atteint de surdité.
Weppo rappelle à Bo sa sœur décédée, Laurie, qui était sourde elle aussi et grâce à qui elle maitrise le langage des signes. Ce personnage phare de l'auteure est cyclothymique (aussi appelé à une époque maniaco-dépressive), trouble mental qu'elle essaie de cacher autant que possible afin de préserver son travail et ses relations.
Abigail Padgett maitrise son sujet et traite de la maladie mentale avec beaucoup de justesse, de respect et de pudeur. Les phases de paranoïa de Bo, les distorsions de la réalité, la modification de son débit de parole, rien n'est caricatural. Avec la relation forte que Bo Braldey créée avec l'enfant, qui rappelle au personnage sa sœur disparue, c'est clairement le point fort du roman. Car, bien évident, l'enquête pour savoir d'où vient ce petit garçon que personne ne semble réclamer ou même chercher ne se fera pas dans le plus grand des calmes. Au contraire, Weppo va frôler la mort plus d'une fois, poussant Bo Bradley à prendre tous les risques pour le protéger, quitte à perdre son travail. Voire pire.
"- Il n'y aura rien, dans tout notre reportage sur cette affaire, concernant ton problème maniaco-dépressif, rien qui puisse te blesser.
- Je le savais, fit Bo en réponse. Je savais que tu es quelqu'un à qui on peut faire confiance, même si je souhaiterais que tous ces secrets ne soient pas nécessaires. Personne n'est obligé de mentir parce qu'il a du diabète, un glaucome, voire la lèpre."
Le personnage de Bo Bradley apparait dans de nombreux roman d'Abigail Padgett, "L'enfant du silence" étant la première rencontre des lecteurs avec cette femme haute en couleur. C'est un personnage fort, que la vie n'a pas épargné (suicide de sa sœur malade, la culpabilité qu'elle ressent depuis, le divorce avec son mari qui n'a pas supporté son refus d'avoir un enfant avec le risque de lui transmettre sa maladie, la dépression …), et qui semble rendre hommage à toutes les personnes œuvrant pour le bien commun et qui lutte pour les droits des plus faibles. Empathique au possible et d'une auto-dérision à toute épreuve, elle est passionnante.
C'est pour tout ce côté très humain que j'ai beaucoup apprécié ce roman, sorti en 1993 et réédité par les éditions Rivages, qui ne réinvente rien dans la construction de son intrigue mais dont les messages sont multiples et importants. D'ailleurs, le traitement de la maladie mentale comme le fait Abigail Padgett n'a pas à rougir vis-à-vis de récits plu récents traitant du même sujet, bien au contraire je le trouve extrêmement moderne et sensible. L'écriture évolue selon les phases et les humeurs changeantes de Bo Bradley, qui reste très lucide sur son état de santé et sa perception parfois déformée de la réalité. C'est un combat de chaque instant pour elle, et on le ressent à chaque ligne.
Un autre point fort - oui encore ! - c'est la présence des indiens Paiutes et des nombreuses références aux cultures amérindiennes qui apparaissent tout au long du roman.
Bref, suivre une héroïne de polar qui n'est pas enquêtrice, c'est rafraichissant. Mais quand, en plus, cela est réalisé avec tant de justesse, c'est un grand oui.
C'est un bel hommage au service de protection de l'enfance, et à tous ceux qui se battent pour aider et défendre les plus démunis.
La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.