Pour les amoureux de théâtre, le nom de la Cartoucherie résonne toujours comme un fabuleux mélange des genres et une promesse de belles découvertes. Il y a de cela quelques mois, un acteur que j'affectionne tout particulièrement, Benjamin Baroche, annonçait sur ses réseaux sociaux son rôle dans une adaptation d'August Strindberg qui aurait lieu dans l'un des cinq théâtre de l'espace, le théâtre de l'épée de bois. Dans Créanciers, adapté par Philippe Calvario, il retrouve le théâtre d'auteur en incarnant Gustave. Pas besoin de m'en dire davantage, je serai au rendez-vous. La seule chose que j'ignorais à ce moment-là, c'est que j'allais être tellement happée par le trio qu'il allait me falloir une deuxième représentation le soir suivant.
Datant de 1888, Créanciers n'a pas pris une ride. Philippe Calvario modifie très peu le texte, laissant résonner des thèmes toujours d'actualité, même si les professions des personnages changent. Dans son adaptation, Julie Debazac incarne Tekla, une actrice qui délaisse les pièces de théâtre de son mari, préférant donner la priorité à sa carrière cinématographique. Elle a publié une biographie dans laquelle elle décrit son ancien mari comme étant un imbécile et un acteur raté, sans jamais révéler son identité. Al, l'époux actuel, est un metteur en scène qui a du mal à voir sa femme grandir sous l'œil des autres, lui qui peine à relancer sa carrière. Il n'a jamais rencontré l'ancien mari de Tekla, mais l'idée que cet homme inconnu de lui puisse un jour éprouver la satisfaction de voir leur mariage échouer le ronge. Enfin, Gustave, l'ancien mari de Tekla. C'est un acteur qui monte, ce qui lui a permis de rencontrer professionnellement Al. Petit à petit, il va souffler sur les braises qui foisonnent dans le cœur et l'âme de Al pour le faire douter de sa femme, de sa fidélité, et surtout de son amour pour lui.
Commence alors la ronde macabre dont Tekla est l'épicentre. Tragi-comédie, thriller psychologique, histoire d'amour et de manipulation, différents genres s'entrechoquent en même temps que les personnages. D'abord, la pièce s'ouvre sur le duo Al / Gustave. Gustave, en parfait Iago Shakespearien, domine Al déjà par sa posture, en jetant ses premiers mots accroupi sur une chaise. Tout au long de la pièce, en un seul acte, il ne cessera de prendre des poses pour avilir Al, passant de la chaise à l'accoudoir du canapé, de la main tendue à l'hypnose. Le long manteau noir qui lui sert de costume semble prophétiquement se dresser comme les longues ailes noires d'un corbeau, enveloppant Al d'une ombre qu'il ne perçoit pas encore. Pas tout à fait, du moins. Lui, pieds nus, pull informe, enchaine les postures de soumission, rampe vers son ami, le seul qu'il n'ait jamais eu, accepte chaque mot qui sort de sa bouche.
Puis, Gustave laisse la place à Tekla. Dans une entrée fracassante à la Marilyn, l'actrice illumine la pièce. Elle sent que quelque chose se trame, que quelqu'un souffle à l'oreille de son mari déjà fragilisé par la maladie, et surtout par l'enchainement de nombreux échecs professionnels. En butte aux critiques de la presse, le personnage incarné par Philippe Calvario court, s'agite, tremble. Il ne sait où se positionner pour éviter les mots tranchants et les regards qu'il redoute tant. Ecartelé entre son amour pour sa femme, à qui il voue un culte, et les paroles perfides de Gustave, il compare son propre corps à un tableau italien sur lequel est représenté la torture d'un saint dont les entrailles sont enroulées autour d'un engrenage (j'ai pensé à un tableau présent dans l'église Santa Teresa de Turin, mais le nom m'échappe et je peux me tromper). Cette image et d'autres références saintes, ainsi que l'auto flagellation que mimait Gustave plus tôt, rappelle à quel point Al a besoin d'idole. Devenu athée, il a trouvé en Tekla un être à vénérer. Il s'affaiblit, rétrécit à mesure que, selon lui, sa femme le dépouille de tout.
Car Gustave et Al se retrouvent sur un point, chacun se percevant comme le pygmalion de Tekla. Al affirme lui avoir offert ses plus beaux rôles, lui aurait appris à déclamer ses textes, l'aurait tenue à l'écart des critiques et l'aurait imposée au public jusqu'à ce qu'il ne puisse plus se passer d'elle. Gustave lui aurait crée un cercle social, lui aurait appris à s'habiller, jusqu'à lui dicter les couleurs qu'elle devait porter. Mais Tekla est forte, elle ne se laisse pas, plus, contrôler. Preuve en est ses postures, lascives ou viriles, aguicheuses ou butées, son envie de liberté et de cinéma, et sa détermination à éloigner son enfant. La prestation de Julie Debazac résonne par sa force et sa fragilité, insuffle au personnage une modernité bienvenue.
Les deux hommes réclament une créance à Tekla. Oui, on parle d'amour, d'une dette d'amour peut-être, mais alors seulement d'amour propre. La façon d'aimer les femmes, pour les deux hommes, est d'une possession extrême. Et pour récupérer l'honneur qu'elle aurait dérobé en partant, il semble n'y avoir pas d'autre solution que de lui arracher le sien. Dans le dernier duo en scène, celui des retrouvailles entre Tekla et Gustave, les mots de Strindberg tonnent dans la bouche de Gustave, car "il faut toujours se méfier de la nature des autres avant de laisser libre cours à la sienne" . Tekla leur parait ingrate, incapable de leur rendre tout ce qu'ils lui ont pourtant offert d'eux-mêmes, laissant apparaître leur jalousie de la voir réussir mieux qu'eux, et sans eux. La simple évocation d'une créance, personnelle ou professionnelle, est-elle tout simplement compatible avec l'amour ? Al l'attaque sur son âge, pire insulte pour une actrice, alors que Gustave la cajole sur son éternel jeunesse pour mieux la poignarder ensuite.
Elle qui était si simple d'esprit, elle est maintenant capable de penser, vous vous rendez compte ? La blessure d'égo de Gustave, abandonné des années auparavant, se réouvre en découvrant la biographie de Tekla et le mot "imbécile".
L'insulte doit être lavée par une démonstration d'intelligence dénuée d'empathie. Il attise les rancœurs et les jalousies de Al tout en y transposant les siennes, celles qu'il porte en lui depuis des années. Al surveille Tekla. Gustave surveille le couple. Et les spectateurs tremblent, mais s'amusent aussi en les espionnant dans leur jeu de dupe.
Al perd foi en tout ce qu'il adorait, dans le théâtre d'abord, dans son statut de mari et en sa femme. Puis, il est gavé à nouveau, rempli des ressentiments et des faux semblants de Gustave. Al est bien dupé deux fois, par l'amour et par l'amitié.
En le faisant douter de Tekla, devenue comme son double, Gustave fait douter Al de lui-même.
Avec les rôles de Tekla et Gustave, Philippe Calvario offre un magnifique cadeau à Benjamin Baroche et Julie Debazac pour leur retour sur les planches. Calvario, dans sa mise en scène minimaliste, profite de tout ce qu'offre la magnifique salle du théâtre, entre jeux de lumières et moucharabieh mettant en avant le regard pesant d'Al ou Gustave. Fiévreux, fragile, sur le fil, sa performance m'a émue comme je ne pourrai l'expliquer. Elle est saisissante de justesse dans le rôle du mari tétanisé à l'idée de perdre sa femme, de la voir admirer quelqu'un d'autre. Il rampe à ses pieds, se laisse cajoler, mais l'ombre de Gustave le replonge toujours dans le trou d'où il peine à s'extraire.
L'élégance de Tekla et Gustave tranche avec le mal-être dans lequel s'enfonce Al et qui transparait dans sa posture et dans ses vêtements. Gustave entretient ses lèvres avec un baume pendant qu'ils discutent, est bien habillé et propre sur lui. D'ailleurs, Benjamin Baroche a incorporé d'infimes détails, insufflant à Gustave une âme propre de son interprétation notamment en lui peignant un ongle en noir, sur la main qui fait face au public lors de sa première apparition. Hommage à Harvey Keitel dans Taxi Driver, j'y vois aussi un rappel aux ongles de Tekla, de la même couleur, comme pour humilier un peu plus Al, lui saisir le col et lui susurrer que tout était déjà sous ses yeux depuis le début (comme les fameuses boucles d'oreilles que porte Tekla).
Sur l'échiquier, les destins se mélangent, les vies se brisent sous l'attaque et la puissance des mots. L'arme la plus terrible, celle qui ne laisse pas de répit, celle qui tue.
De victime à bourreau, de sauveur à tortionnaire, les rôles ne cessent de s'échanger dans ce triangle dramatique. L'art devient une arme contre l'autre, un moyen de le retenir ou de le diminuer, ne laissant que peu de place à l'amour sincère et désintéressé. Mais en existe-t-il vraiment ? Au moment où il écrit cette pièce, Strindberg vit une déception amoureuse (et elles seront nombreuses), nul doute que sa vision de l'amour n'en était pas ragaillardie à cet instant précis.
En évoquant la sorte de cannibalisme que représente la relation amoureuse, l'adaptation de Philippe Calvario présente l'entièreté du désordre amoureux, le besoin de possession absolu, mais aussi les questionnements du métier d'acteur et ce que l'on décide de faire des apparences.
Il vous reste une semaine pour découvrir la pièce, avant de devoir patienter jusqu'au mois de novembre pour une reprise. Est-ce que ce sera une troisième représentation pour moi … et pourquoi pas ?
CREANCIERS
August Strindberg
Adaptation et mise en scène, Philippe Calvario, avec la collaboration de Marlène Da Rocha
Théâtre de l'épée de Bois - Cartoucherie
Benjamin Baroche : Gus
Philippe Calvario : Al
Julie Debazac : Tekla
Lumières : Bertrand Couderc
Costumes : Coline Ploquin
Son : Eric Neveux
Du 2 au 19 mars 2023, puis tout le mois de novembre
La photographie en tête de l'article est d'Amalia Luciani pour Kimamori.