Le Man Booker Prize est un des prix littéraires prestigieux de l’univers anglo-saxon. Il célèbre les écrits en langue anglaise. Mais l’organisation a aussi sa petite soeur dédiée aux écrits internationaux, traduits en anglais : Le Man Booker International. Le prix récompense l’écrivain et son traducteur, dans un partage à parité égale. Comme vous le savez c’est un prix que je suis de près car j’aime leurs sélections. Cette année deux titres sélectionnés parmi les 13 nominés sont des romans français, traduits effectivement en anglais. Plusieurs autres écrivains et romans de la sélection sont connus en France pour avoir été traduits en français, depuis l’espagnol, le polonais, le hongrois, le coréen. Et les autres ? Qui sont-ils ? Qu’ont-ils écrit ? Voici pour vous le fruit de mes recherches…
Cette première sélection réunit deux écrivains français, trois écrivains espagnols, un écrivain autrichien, une argentine, un taïwanais, une allemande, un hongrois, un irakien et une polonaise. Hormis les deux romans français, quatre parmi les onze romans retenus sont traduits et publiés en français. Et quatre autre parmi ces écrivains sont traduits en français mais ce n’est pas le livre sélectionné ici que le lecteur francophone pourra lire dans l’immédiat. Notons que l’écrivain hongrois Laszlo Krasznahorkai et l’écrivaine coréenne Han Kang ont déjà remporté ce prix dans le passé. Le premier l’a remporté en 2015, pour son oeuvre, car à l’époque ce prix ne récompensait pas un livre en particulier. Han Kang, quant à elle, l’a remporté l’année suivante pour son livre La Végétarienne, traduit et publié en français aux éditions Le serpent à plume.
Vous trouverez à la fin de cet article la liste des jurés de cette année. Les écrivains Hari Kunzru et Helen Oyeyemi en font partie. Vous trouverez à la fin de cet article les liens vers les articles listant les finalistes et les lauréats.
Commençons par ce que nous connaissons bien. Vernon Subutex – tome 1 – de Virginie Despentes est sur la liste ; La septième fonction du langage de Laurent Binet aussi. Tous deux sont publiés en français par les éditions Grasset. La trilogie de Despentes compte bien des inconditionnels dans l’hexagone, qu’il soit prisé par d’autre lecteurs au-delà de nos frontières se comprend aisément. Quant au roman thriller et parodie humoristique des « grands penseurs » et intellectuels français du XXème siècle, eh bien il a été adoré et détesté, critiqué, porté aux nues et descendu en flèche ! Tant de controverse autour d’un livre qui n’a pas laissé indifférent nos voisins lecteurs non plus.
Regardons maintenant ce qui a été traduit et publié en français ces dernières années.
Comme l’ombre qui s’en va d’Antonio Muñoz Molina est paru chez nous l’été 2016. Traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon, il est publié aux éditions du Seuil. Les critiques en ont beaucoup parlé, et l’ont loué. Deux récits s’y entremêlent, l’un autobiographique où le narrateur et écrivain se remémore son séjour de jeune homme à Lisbonne et livre ses réflexions et sentiments sur la fabrique de l’écriture ; l’autre explore quinze jours de la vie de l’assassin de Martin Luther King, ce bref moment où il se cache à Lisbonne après avoir tiré sur sa cible.
L’imposteur de Javier Cercas est arrivé entre nos mains à la rentrée littéraire 2015. Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Elisabeth Beyer, il est publié chez Actes Sud. L’écrivain explore un thème qui est au centre de ses interrogations livre après livre : la vérité et la dissimulation dans l’Histoire. Or ici nous suivons le parcours d’un homme qui existe réellement, qui a été aimé et vu comme un héro. Homme politique de grande envergure, son passé de déporté est connu par tous. Un beau jour on découvre que tout cela n’est que sornette. Il n’a jamais été ni déporté ni héro de guerre. Et pourtant les espagnols ne le renient pas. N’aurait-on pas tous une part de séduction naturelle qui émane de notre histoire racontée, inventée ? Ces inventions ne sont-elles pas désirées et recherchées par autrui ?…
Frankenstein à Bagdad, de Ahmed Saadawi, est paru en France à la rentrée littéraire 2016 et a remporté le Grand Prix de l’Imaginaire en 2017. Traduit de l’arabe (Irak) par France Meyer, il est publié par la maison d’édition Piranha. L’histoire se déroule dans l’Irak de 2005, période où un nombre incalculable de civils sont morts (centaines de milliers, voire selon certaines sources un million et demi). L’écrivain imagine un chiffonnier qui ramasse les bouts de corps de différentes victimes, les rattache ensemble et en fait un corps entier, constitué de tant d’autres corps. Il s’avère qu’une âme viendra s’emparer de ce corps qui partira chercher vengeance auprès de tous les meurtriers des corps qui le constituent. Ces meurtriers, naturellement, sont tant des innocents que des criminels…
La montagne volante de Christoph Ransmayr est paru en 2008 en France. Traduit par Bernard Kreiss, il est publié par les éditions Albin Michel. Christoph Ransmayr est un des grands écrivains autrichiens actuels. Et dans ce livre il semble nous offrir une sagesse venant des temps immémoriaux. Je vous laisse lire les quelques premières phrases de la critique littéraire Fabienne Pascaud parues dans Télérama au moment de la sortie du livre en France : Selon une légende tibétaine, les montagnes seraient des astres tombés du ciel, et posés provisoirement sur terre par la volonté d’une bienveillante divinité. (…) Quand ces derniers auront enfin, grâce à elles, acquis la sérénité, alors les montagnes s’envoleront à nouveau de notre planète…
Fascinés par ces ancestrales croyances, deux frères irlandais bien d’aujourd’hui, deux hommes de la mer férus d’Internet et d’espace virtuel, décident de partir à l’assaut de la « Montagne volante », un sommet du Tibet oriental absent de toute carte officielle, juste entraperçu par un aviateur en perdition lors de la dernière guerre… Et c’est leur course éperdue entre glace et neige, ténèbres et lumière aveuglante, crevasses et aiguilles rocheuses que nous conte en un hallucinant poème épique l’Autrichien Christoph Ransmayr. Construit en strophes d’inégales longueurs, de rythmes lancinants et de mots drus, son étonnant roman est tout ensemble histoires de fratrie, de politique (en miroir, les destins tourmentés de l’Irlande et du Tibet), de civilisation (les conquêtes d’Internet sous le regard du bouddhisme), de philosophie et de sexualité. Une espèce de livre de sagesse, sans prêchi-prêcha : rien qu’une langue sonore, matérielle, pour dire les arrachements obligés.
Faisons maintenant le tour des écrivains nominés dont le titre sélectionné n’est pas encore traduit en français. Parfois d’autres livres que celui nominé par le Man Booker sont traduits et disponibles en français.
Wu Ming-Yi est un écrivain taïwanais, par ailleurs photographe et professeur de lettres. Il est reconnu en Asie où ses oeuvres ont reçu des prix littéraires. Trois de ses livres sont traduits et publiés en France, par les éditeurs You Feng (les lignes de navigation du sommeil), Stock (l’homme aux yeux à facettes) et l’Asiathèque (Le Magicien sur la passerelle). On dit que les lecteurs qui aiment Haruki Murakami ou David Mitchell seront charmés par le style de Wu Ming-YI. Le roman sélectionné ici, The Stolen Bicycle, raconte l’histoire du narrateur qui part à la recherche de son père disparu. Pour le retrouver il va chercher à retrouver la trace du vélo de son père. Et au travers de l’histoire de ce vélo l’écrivain nous entraîne dans une longue histoire, dont l’histoire de Taïwan, notamment au sortir de la seconde guerre mondiale.
Jenny Erpenbech est écrivaine mais aussi une femme de théâtre et spectacles vivants. Née à Berlin-est, elle a été directeur adjoint de l’Opéra de Graz en Autriche. Quelques uns de ses écrits sont traduits en France, notamment par les éditeurs Albin Michel et Actes Sud mais nous la connaissons bien mal. Le récit sélectionné ici Go, Went, Gone est une sorte de fable moderne. Le personnage principal est un professeur allemand récemment retraité. Son chemin va croiser celui de migrants. Et petit à petit il entre en contact avec eux, découvre un monde et des émotions dont il avait oublié l’existence. Et grâce à la musique, point commun entre lui et un des migrants, il va parvenir à trouver un moyen de communication. Car, dit le migrant, la musique fait partie de ces choses, rares, que l’on peut transporter avec soi.
Han Kang, jeune écrivaine coréenne est publiée en français par les éditions Le serpent à plumes. Trois de ses romans sont déjà traduits, dont La Végétarienne qui a remporté le Man Booker International en 2016. Leçon de grec est la publication la plus récente disponible en France. L’éditeur Le serpent à plumes a annoncé que « Livre blanc » paraitrait en français en octobre 2018. Dans ce roman, The White Book, sélectionné ici, la narratrice raconte une vie, la sienne, mais en se posant dans une couleur. Par le blanc elle souhaite faire une liste qui puisse transformer la souffrance en paix, les difficultés en aisance, car « le blanc, c’est simple ». L’éditeur français de Han Kang a annoncé que ce livre était en cours de traduction et serait disponible en français début 2019.
László Krasznahorkai est un écrivain et scénariste hongrois. Son premier écrit date de 1985. Il est largement traduit en français. Ses dernières oeuvres publiées sont parus chez l’éditeur Cambourakis, dont son tout dernier « Seiobo est descendue sur Terre », sorti le 14 mars 2018 et dont je vais vous parler très bientôt dans ces pages. Devrait-on dire que c’est un « écrivain pour écrivain », ou simplement que ses écrits, d’une grande simplicité peuvent paraître énigmatiques. Le livre sélectionné ici The World Goes On est un roman-nouvelles, organisé en trois sections. Les récits sont là pour perdre leur lecteur, alors il vaut mieux simplement les lire en se laissant porter par le hasard, et en acceptant que la chose lue posera une trace indélébile sur son passage.
Olga Tokarszuk est une écrivaine polonaise, romancière et essayiste. Elle est reconnue et a remporté des prix littéraires. Auteur notamment de huit romans et deux recueils de nouvelles son oeuvre est traduite en des dizaines de langues. Plusieurs de ses livres sont disponibles en français dont Dieu, les hommes, le temps et les anges publié par l’éditeur Robert Laffont et la plus récente publication, Les Enfants Verts par les éditions La Contre Allée en 2016. Le titre sélectionné ici, Flights, est un livre de fragments, vu par les critiques comme un tour de force, et que l’écrivaine voit comme son « roman-constellation ». Ce style de « fragments » était vu autrefois comme une manière de présenter un soi fragmenté, une mosaïque d’identités. Ici l’idée est travaillée plus avant encore. Tous ces multiples « soi » sont en transformation constante, comme de par des voyages incessants.
Ariana Harwicz est une des étoiles montantes de la littérature contemporaine argentine. En France nous ne la connaissons quasiment pas. On dit que son écriture est à mi-chemin entre celle de Nathalie Sarraute et celle de Virginia Woolf. Elle était invitée récemment par la librairie parisienne Shakespeare & Co. pour présenter le livre sélectionné ici : Die, My Love. Le récit se déroule en France. Thriller haletant il met en scène une narratrice fondue dans ses contradictions et conflits intérieurs. Le récit explore bien des thématiques relevant de l’essentiel : l’amour, la féminité, la maternité en y parsemant pourtant une intensité hors du commun.
Pour finir, le jury a retenu aussi un premier roman, The Dinner Guest de la jeune écrivaine espagnole Gabriela Ybarra. C’est une histoire familiale qui est travaillée sous forme de fiction. L’écrivaine s’inspire de l’histoire de son grand-père, un maire de Bilbao qui fut kidnappé et assassiné par les séparatistes basques en 1977, six ans avant la naissance de Gabriela, sa petite-fille. Mêlant la fiction à la réalité, le travail de cette jeune écrivaine serait une merveille de polar noir riche d’émotion.
Nous avons donc bien des lectures et découvertes à faire grâce à cette première sélection du Prix Man Booker International 2018. Kazuo Ishiguro, à la fin de son discours Nobel invitait les hommes et femmes de l’univers des lettres dans le monde à ouvrir les horizons de la littérature à de nouveaux talents, de nouveaux styles et genres d’ici ou d’ailleurs. Il semble avoir été entendu par les jurés de ce prix.
Voici la liste des jurés de cette année :
- Lisa Appignanesi, écrivaine et présidente de la Royal Society of Literature,
- Michael Hoffman, poète, essayiste, romancier et traducteur,
- Hari Kunzru, écrivain,
- Tim Martin est critique littéraire et journaliste,
- Helen Oyeyemi, écrivaine.
Et voici donc la liste des nominés, tous les titres des livres en anglais, avec les noms des traducteurs du livre vers l’anglais :
• Laurent Binet (France), Sam Taylor, The 7th Function of Language (Harvill Secker)
• Javier Cercas (Spain), Frank Wynne, The Impostor (MacLehose Press)
• Virginie Despentes (France), Frank Wynne, Vernon Subutex 1 (MacLehose Press)
• Jenny Erpenbeck (Germany), Susan Bernofsky, Go, Went, Gone (Portobello Books)
• Han Kang (South Korea), Deborah Smith, The White Book (Portobello Books)
• Ariana Harwicz (Argentina), Sarah Moses & Carolina Orloff, Die, My Love (Charco Press)
• László Krasznahorkai (Hungary), John Batki, Ottilie Mulzet & George Szirtes, The World Goes On (Tuskar Rock Press)
• Antonio Muñoz Molina (Spain), Camilo A. Ramirez, Like a Fading Shadow (Tuskar Rock Press)
• Christoph Ransmayr (Austria), Simon Pare, The Flying Mountain (Seagull Books)
• Ahmed Saadawi (Iraq), Jonathan Wright, Frankenstein in Baghdad (Oneworld)
• Olga Tokarczuk (Poland), Jennifer Croft, Flights (Fitzcarraldo Editions)
• Wu Ming-Yi (Taiwan), Darryl Sterk, The Stolen Bicycle (Text Publishing)
• Gabriela Ybarra (Spain), Natasha Wimmer, The Dinner Guest (Harvill Secker)
Vous pourrez aussi consulter ces deux articles concernant les polémiques autour de ce prix 2018 :
– Polémiques,
– Retour du Taïwan,
– Finalistes 2018,
– Lauréat 2018.