Comme c’est difficile de ranger ce livre dans une catégorie. Récit de voyage, essai philosophique, biographie, documentaire historique, promenade littéraire, autobiographie… La Terre qui les sépare est tout cela à la fois. Si c’était une musique ce serait une nocturne. Si c’était un thème, ce serait tout simplement la quête de sens, le fil du récit se traçant de manière spiralaire, se dirigeant vers un centre imaginaire impossible à atteindre. Hisham Matar est à la recherche de son père, kidnappé en 1990 en Egypte et livré aux autorités Libyennes du régime Khadafi. Il a été incarcéré dans la prison la plus inhumaine du pays. Et puis l’on a perdu toute trace de lui. Au moment du printemps arabe, en 2011, l’auteur retourne dans son pays d’origine après 33 ans d’absence. Et puis il raconte…
J’ai envie de commencer par vous donner le titre original de ce livre qui a remporté le Prix Pulitzer 2016 de la biographie (le Pulitzer américain étant l’équivalent de notre Goncourt) : « Le Retour. Les pères, les fils, et la terre qui les sépare ». C’est un titre mélancolique qui reflète bien l’atmosphère du livre. Mais la mélancolie n’est pas triste ici, elle est douce, savoureuse, et se déguste lentement, parfois avec désolation et d’autres avec affection. Le cliquetis des vagues poétiques qui émeuvent dans ce récit est formé d’Histoire. Le temps de la colonie italienne qui gouvernait en Libye, le temps de la monarchie du roi Idriss puis la libération et la houle d’espoir qui gagne les libyens, suivi par le temps de la dictature de Khadafi, le règne long de cet homme et ensuite le printemps arabe, deuxième houle d’espoir avalée par le chaos et la confusion… Le grand-père de Hisham Matar avait combattu les italiens, le père de Hisham Matar a combattu Khadafi. Et lui, le fils, exilé, combat le silence, la vérité dissimulée, l’injustice non médiatisée. Ses oncles, ses cousins passent plus de deux décennies en prison. A force de démarches menées auprès des ministères des affaires étrangères et des organisations humanitaires et de défense des droits de l’homme il parvient à obtenir la libération des membres de sa famille. Mais jamais il ne parviendra à retrouver son père ou connaître les circonstances de sa mort… si tant est qu’il soit mort.
Nous apprenons tant sur la Libye dans ce livre formidablement documenté et sur l’histoire de la région aussi. Nous nous imprégnons surtout du mode de fonctionnement et de l’art de vivre des Libyens. Le style littéraire de Hisham Matar en lui-même est une démonstration de tout cela. Il prend son lecteur par la main et lui fait faire mille détours, à gauche vers le lointain passé, à droite vers un présent ou un avenir, en diagonale dans un tout petit village libyen, dans la parallèle vers un café londonien puis par la tangente vers la prison en passant par une maison au Caire ou à Nairobi. Il nous fait traverser le temps et l’espace sans jamais nous perdre. Il nous parle de la couleur de l’air et de la musique d’une terre sans nous heurter. Ses digressions pourtant nous offrent la nausée qu’il a dû éprouver toutes ces années durant où les officiels le menaient indéfiniment en bateau, sans jamais lui dire que son père était mort, sans jamais lui offrir une mot de clarté, sans jamais le soulager d’une position définie. La diplomatie règne. Et un beau jour Hisham Matar rentre dans son pays. Il se retrouve dans le village natal de son grand-père et côtoie les centaines de personnes qui forment sa famille. Il écoute les récits des uns et des autres. Et nous conte leur souffle, leur courage, leur douceur.
Ce livre est probablement le dernier effort de recherche de la vérité auquel se soumettent l’écrivain et l’homme que renferme le narrateur. Son père récitait des poèmes lorsqu’il était dans sa cellule. De sa voix il portait et soutenait ses codétenus dans un espace de liberté intouchable. « Connaître un livre par coeur, c’est comme porter sa maison à l’intérieur de sa poitrine » étaient les mots de son père. Le fils porte des citations en lui, il porte des tableaux en lui. Ces textes littéraires, ces toiles de grands peintres qu’il a contemplés et médités en lui des années durant nous pénètrent et nous apaisent, nous choquent ou nous bousculent mais toujours nous font plonger un pas plus avant dans la profondeur de la pensée de cet homme qui jamais ne se laisse aller. « Survivre et travailler » est sa devise. Et de l’avant il va, avec courage.
Il me semble que c’est nécessaire de se confronter aux destins de nos contemporains lorsqu’ils peuvent nous éclairer sur ce qui se vit dans le monde, ici et là. C’est ainsi que l’on peut sortir de son carcan et voir plus loin… Et puis la plume de Hisham Matar est délectable. Je l’ai lu dans sa version originale mais je ne doute pas de la belle traduction qu’Agnès Desarthe aura élaborée pour les lecteurs français.
LA TERRE QUI LES SÉPARE
(The Return. The sons, the fathers and the land in between)
Hisham Matar
Traduit de l’anglais par Agnès Desarthe
Ed. Gallimard 2016, sortie poche prévue le 11/10/2018
Prix Pulitzer de la biographie 2016
Les illustrations présentées dans cet article sont de :
– Janice Yntema,
– Henri-Edmond Cross,
– Christina McPhee.