"Si tu jettes une pierre à travers la vitre d'un pub, tu blesses deux poètes et trois musiciens", dit le proverbe irlandais.
Comment aurions-nous pu traiter la thématique de l'Irlande sans prendre le temps d'évoquer l'œuvre de Sorj Chalandon ? Intrinsèquement liés l'un à l'autre depuis des années, il est pour beaucoup un incontournable. Sous sa plume, les couleurs de l'Irlande, son passé et son histoire, tourmentée et pourtant si belle, ont pris d'autres nuances, plus profondes. Si vous avez lu ces deux romans (Retour à Killybegs et Mon traître), ou si vous avez eu la chance de voir la pièce de théâtre, vous comprenez parfaitement ce que je veux dire.
Il y a des livres qui marquent une vie. Successivement, ils vous donnent la passion de la lecture, vous habituent à la sensation du grain de papier sous les doigts, et vous attrapent l'âme avant de vous la restituer. Oh, toujours la même, mais pourtant un peu changée quand même …
"Mon traître" a été une de mes plus grandes claques littéraires. J'en arrivais à me demander à chaque page "mais p*****, c'est possible d'écrire comme ça ?". Derrière l'écriture merveilleuse et les traits du personnage d'Antoine, le luthier français, Sorj Chalandon révèle ce qu'il n'aurait pas pu, ou peut-être pas su, dire dans la réalité : la trahison de son ami Denis Donaldson, et la blessure encore vivace qu'elle a laissée en lui. Avec ces deux romans graphiques, l'ancien grand reporter semble donner un peu de ce poids au dessinateur Pierre Alary, un peu de ce traître qui est en chacun.
Nous suivons l'histoire d'Antoine, passionné par l'Irlande du Nord et ses combats. Il noue très vite de fortes amitiés avec des militants de l'IRA, allant jusqu'à ressentir - lui, le petit français - les motivations de la lutte jusqu'au fond de ses tripes. Sa rencontre avec Tyrone Meehan - personnage fictif inspiré de l'ami de l'auteur et informateur pour les Britanniques - cristallise son implication, son dévouement et sa fascination, aussi. Antoine est captivé par Tyrone, par ce qu'il représente.
La blessure de la trahison n'est est que plus vive, laissant place à un des plus beaux passages du roman ; C'est quoi, trahir, Tyrone Meehan ? Ça fait mal ? Ça fait du bien ? Ça pourrait arriver à n'importe qui ? (...) On croit qu'on va tenir, on le dit, on vit avec cette certitude et quelque chose arrive à l'âme qui est plus fort que tout ? Et après ? Comment fait-on après, lorsqu'on est traître, pour effleurer la peau des autres ? Celle de ta femme, de ton fils, de tes amis, de tes camarades, des vieilles dames qui t'applaudissent sous la pluie quand tu honores la République.
On fait comment pour embrasser la joue d'un trahi ?
Dans "Retour à Killybegs", Sorj Chalandon laisse, cette fois, la parole au traître. Pour se mettre à sa place, imaginer ce que ça fait réellement d'être un traître à tout. D'être traître à sa patrie, à ses amis, à sa terre. Exorciser, peut-être, ce qui reste de la blessure Denis Donaldson, le "vrai" Tyrone Meehan, l'ami de Chalandon qui a été pendant vingt ans un informateur des Britanniques. Comprendre, peut-être, pour guérir car Donald Donaldson est assassiné en 2006. L'auteur se raconte alors son histoire, se donne des explications et des réponses que son ami n'a jamais eu le temps de lui donner.
Sorj Chalandon s'est refusé à n'être que "le trahi". Il donne une voix au traître, et ferme définitivement le chapitre de sa trahison.
Article d'Amalia Luciani
Historienne de formation, elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.