Mémoires interrompus, de Bertrand Tavernier

Bertrand Tavernier, gourmand de tout

Si la mort ne l’avait pas empêché de terminer ce livre, Mémoires interrompus aurait sans doute compté deux volumes, voire trois, et des milliers de pages. Le manuscrit que nous découvrons ne dit rien du tournage de L627, de celui de La vie et rien d’autre, Ça commence aujourd’hui, L’appât ou Quai d’Orsay. Bien d’autres encore. Les quelque cinq cent quarante pages de ce récit qui se lit sans s’arrêter fourmillent d’anecdotes, de portraits, de scènes aux divers sens du mot mais aussi de réflexion. Tavernier était un homme de conviction, un humaniste plutôt marqué par les idées de progrès social. Son regard en témoigne dans L627 consacré au travail de fourmi d’une équipe de policiers mal équipée, qui fait avec les moyens du bord. Ses deux films dont les protagonistes sont professeurs, Une semaine de vacances ou Ça commence aujourd’hui annoncent la crise du métier, le désarroi de ceux qui ont eu la vocation et vacillent, sous le poids des responsabilités et des impossibilités. Tavernier montre aussi la guerre et ses effets sur les anonymes, les démunis, les humbles. La guerre sans nom, un documentaire, est l’un des premiers à faire entendre la voix des appelés d’Algérie.

Tavernier défend des idées que l’on qualifierait de gauche. Ce qui ne l’empêchait de rester ouvert, tolérant, respectueux des opinions éloignées des siennes. Un exemple : il admirait l’œuvre de Pierre Schoendorffer, et partant, l’homme qui avait réalisé la 317ème section ou Le crabe tambour. Or le cinéaste n’était pas précisément de son « bord ». Raoul Coutard, l’un de ses chefs opérateurs, n’était pas non plus un progressiste ; Tavernier le célèbre comme un grand professionnel, et un compagnon solide.

Il en va de même avec les grands metteurs en scène états-uniens, Howard Hawks parmi eux, dont les idées étaient très loin d’être avancées. Il les a célébrés dans Amis américains, un énorme album difficile à lire dans le métro mais si passionnant qu’on a ensuite envie de voir ou revoir les films de Ford, André de Toth ou Sam Peckinpah. Pour en terminer avec ce chapitre politique, ajoutons que le dogmatisme d’une certaine gauche lui était insupportable et qu’aujourd’hui, il ne serait pas en odeur de sainteté dans ce camp qui se fige et se rétracte sans souci de la nuance et de la complexité. La complexité est sans doute ce qui l’a amené à réaliser Voyage à travers le cinéma français, documentaire passionnant qui, à l’instar du voyage de Scorsese dans le cinéma américain ou le cinéma italien donne à voir des extraits de films commentés par ce pédagogue aussi clair que précis. On se rappelle les polémiques de Truffaut contre un certain cinéma français des années cinquante. Le réalisateur du Dernier métro avait lui-même reconnu qu’il avait exagéré, visé des cibles innocentes comme Jean Aurenche et Pierre Bost, voire été malhonnête à l’égard de ces deux scénaristes. Excès de jeunesse ou, pour reprendre la leçon de Vautrin dans Le Père Goriot, nécessité d’entrer dans la société comme un boulet de canon. Truffaut avait tout cassé pour se faire un nom, quitte à le regretter plus tard. Tavernier ne cesse de célébrer Aurenche et Bost dans ses Mémoires interrompus. Il a très souvent travaillé avec le premier, et notamment pour L’horloger de Saint-Paul, il a adapté le second pour Un dimanche à la campagne. Dans ce fort volume, bien des cinéastes retrouvent place, et honneur.
Si l’on revient aux origines, on voit un enfant fragile, obligé de se faire soigner en sanatorium après une prime enfance lyonnaise. Son père, René Tavernier, dirige une revue de poésie avant et sous l’Occupation ; il héberge Aragon et Elsa Triolet à l’époque où la ville vit dans la terreur instaurée par les nazis, Barbie en tête. C’est une ville double explique le cinéaste qui la célèbrera dans L’horloger de Saint-Paul et Une semaine de vacances. Adolescent parisien, il préfère fréquenter les salles de cinéma que les salles de classe. Et sa passion ne fera que grandir. Quand des films sont invisibles à Paris, et cela arrive même à la Cinémathèque, il se rend avec ses amis en Belgique. Il voit tout, du nanard le plus bizarre au film méconnu, oublié et pourtant passionnant du vieux routier hollywoodien. Et là, en tant que lecteur, on a l’impression d’être dans un bouchon lyonnais ou tel bistrot du Quartier latin ou des Halles, écoutant les anecdotes les plus savoureuses. Il sait raconter et les personnages excentriques viennent sur le devant de la scène, des producteurs avares ou prodigues (plus rarement) les techniciens géniaux ou insupportables, les vedettes ou déjà stars. On rit très souvent devant l’incongruité de certains sous-titres ou l’absurdité de films bricolés à la va comme j’te pousse. Tavernier était un gourmet et un gourmand. On ne compte pas les moments passés à table, les plats qu’il cite et qui mettent tout le monde d’accord sur un tournage. Cette gourmandise va avec le reste : avec la boulimie du lecteur qui lisait et relisait Dumas et tant d’autres, dirigeait une collection consacrée au western chez Actes Sud, connaissait tous les acteurs de théâtre qu’il faisait jouer dans ses films, soucieux des moindres rôles, sensible au dernier détail dont les gens de théâtre sont souvent familiers.
Il avait connu tout le monde avant de tourner son premier film. Attaché de presse, il avait accompagné Godard, Melville, des italiens et des tchécoslovaques comme on disait avant que l’Europe ne redevienne unie. A Cannes, en 68, ce sont ces rebelles au soviétisme qui avaient été les premières victimes de l’annulation du Festival et à lire Tavernier, on voit bien qu’il ne partageait pas l’avis de Truffaut, Malle ou Godard, enfants gâtés qui fermaient le rideau quand Milos Forman présentait Au feu les pompiers, belle satire du régime communiste. Toujours ce sens de la nuance, contre un radicalisme qui simplifie tout. On ne le voit que trop désormais. Et Tavernier devait plus qu’à son tour affronter la critique dans ce qu’elle avait de plus sectaire, avec Positif et Les Cahiers du cinéma qui défendaient chacun des « lignes » adverses, histoire de se positionner.
Parmi les nombreux amis auxquels il rend hommage, il y a Pierre Rissient. Associé en tant qu’attaché de presse, érudit, passionné, Rissient connaissait tout au cinéma américain. On lui doit aussi Cinq et la peau, magnifique film tourné aux Philippines avec Féodor Atkine dans le rôle-titre. Mais Rissient, alias Mister Everywhere comme le nomme Clint Eastwood est d’abord celui qui a fait connaitre Abbas Kiarostami, Jane Campion ou Quentin Tarentino. Tavernier a publié ses entretiens avec Samuel Blumenfeld dans sa collection Institut Lumière/ Actes sud sous ce titre, Mister Everywhere. Encore un livre qu’on ne lâche pas tant on y sent l’énergie et la curiosité d’un homme qui ne s’arrêtait jamais de vivre en cinéma.

Certains grands cinéastes ne sortent pas grandis même s’ils ont du génie. Melville est de ceux-là. Lino Ventura qui avait tourné Le deuxième souffle et L’armée des ombres avec lui le surnommait la hyène. Melville et Ventura ne s’adressaient pas la parole sur le plateau. Belmondo avait failli se battre avec son metteur en scène. Melville était insupportable, mais avec le jeune Tavernier, il a été plutôt aimable (généreux serait excessif). Pour le futur auteur de L’horloger de Saint-Paul, il a au moins été un contre-modèle. Il était tyrannique ; Tavernier était d’une souplesse qui n’empêchait pas l’exigence. Il respectait ses comédiens, ses techniciens, au premier rang desquels Pierre-William Glenn, opérateur ayant souvent travaillé avec Truffaut. Les tournages de films occupent une large place dans ces Mémoires interrompus. Le technicien et artiste entre dans les détails, explique ce qu’il fait, en artisan méthodique. Pour qui a envie de faire des films, ces quelques chapitres donnent des clés, montrent que tourner, par exemple, par quarante degrés (c’est le cas pour Coup de torchon) suppose des choix délicats. Mais il est plus facile de les faire quand on s’entoure d’amis fidèles : Noiret, Rochefort, Nathalie Baye et Isabelle Huppert, Guy Marchand, Eddy Mitchell, Didier Bezace, la liste des compagnons est longue. Si notre mémorialiste avait pu continuer d’écrire, nul doute qu’on aurait passé de belles soirées dans un bouchon ou un bistrot, ici ou là, devant une assiette de charcuterie ou un bon bourguignon à l’écouter raconter, sur le papier.

MÉMOIRES INTERROMPUS
Bertrand Tavernier
éd. Actes Sud 2024

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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