Monuments de mots
Atiq Rahimi, vous le connaissez certainement, pour avoir lu son Sangué Sabour (pierre de patience) qui a remporté le Prix Goncourt en 2008. Cet homme est écrivain, certes, mais il est également poète, calligraphe et cinéaste. Il vient de réaliser l'adaptation pour le grand écran du roman de Scholastique Muchasonga (Notre dame du Nil) au Rwanda. Au même moment il publie Les Porteurs d'eau. Ce livre est écrit comme un roman, il est présenté dans la presse et vendu dans les librairies comme un roman. Mais pour ma part, j'ai préféré le répertorier parmi les récits. Car il est riche. Il est complexe. Il est très simple. Il est poétique. Il est profond, il est doux, il est beau... et c'est de la littérature. Mais si on l'aborde en s'imaginant lire un roman il peut vite nous tomber des mains !
Vous voyez ce grand vide laissé dans les roches de la montagne ? Autrefois les fameux Bouddhas de Bâmiyân s'y trouvaient. Eh bien, dans le cœur des personnages de ce récit il y a le même grand vide. Un espace où autrefois il y avait quelque chose, qui depuis a disparu, a été anéanti ou est simplement resté caché dans l'attente d'être révélé. Mais comme les mots n'existent pas pour dire ce vide, Atiq Rahimi tricote autour ! Dans Les Porteurs d'eau bien des symboles sont évoqués, bien des mots sont décortiqués, couche par couche. Et comme la réalité a toujours deux faces, comme tout propos ayant un noyau de vérité ne peut être simplifié ou réduit à une seule pauvre facette nous avons ici deux personnages. Chacun de ces personnages est lui-même multiple. Les situations, les religions, les arguments et pensées, tout est à plusieurs dimensions. La seule chose qui est unique est l'Amour. Mais encore faudrait-il s'entendre sur une définition unique de l'amour !
Soyons plus précis. Un homme, Tom, se trouve à Paris. Il est marié et il a un enfant. Il est d'origine afghane, mais fort bien intégré, intellectuel, intelligent, francisé, séjournant en France. Il est en passe de quitter sa femme pour rejoindre définitivement sa maîtresse à Amsterdam. Un deuxième homme, Yûsef, se trouve en Afghanistan. Il est modeste et simple. Il est "le porteur d'eau", celui qui descend chercher de l'eau au fond de la grotte, là où nul ne peut trouver assez d'oxygène pour respirer à sa guise. Son frère a quitté le pays et sa belle-sœur est placée sous sa surveillance et sa responsabilité, chez lui, en attendant. Yûsef souffre d'une douleur incompréhensible et inacceptable. Il a le sentiment d'être ensorcelé par Shirine, sa belle-sœur, si douce, si belle...
Et le récit se déroule pendant les quelques jours où il est question de détruire les statues de Bâmiyân. Les Talibans vont enfin passer à l'acte.
Le résumé du livre est assez simple. Et deux histoires se déroulent en parallèle. D'un côté l'histoire de Tom, et de l'autre l'histoire de Yûsef. Le destin a voulu que l'un soit exilé et l'autre sédentaire ; l'un nanti et instruit, l'autre miséreux et inculte. Mais tous deux sont logés à la même enseigne car ils ne comprennent pas l'amour, et ils ne comprennent pas bien les travers de l'humanité non plus. Mais ne sommes-nous pas tous des pantins au service de la drôle d'humanité ? Les hommes et les femmes d'ici et de là-bas souffrent le martyr. Mais personne ne s'en offusque outre mesure. Le jour où des statues sont détruites il y a un tollé général, international. Et puis le temps passe et rien ne change.
J'ai lu ce livre lentement, en ayant le sentiment d'être plongée dans une méditation. Je l'ai laissé poser son empreinte sur moi. J'ai laissé ses mots me traverser. J'ai savouré les poèmes de l'auteur qui y sont insérés de temps à autre. Je me suis laissé bercer par la douce mélodie des mots persans qui y sont inscrits. Tous ces mots intraduisibles, qui contiennent mille nuances que l'on ne peut rendre par un seul mot en français. L'écrivain a laissé les mots de sa langue natale en italique dans le texte. Le narrateur les explique. Comme il peut. Un mot contient une longue histoire, une culture riche et complexe. Un mot, comme une culture, comme une histoire, ne peuvent être démystifiés. On peut simplement essayer de les illustrer par des faits divers. C'est ce que tente de faire Atiq Rahimi. Rappelons que lui-même écrivait dans sa langue d'origine il y a une vingtaine d'années. Désormais et depuis une bonne décennie il écrit et publie en français. Il apparaît dans ce texte que plusieurs langues continuent de cohabiter en lui. Plusieurs vies, cultures, modes de pensées s'entrelacent en lui. Et c'est aussi cela l'histoire de l'exil, de l'identité multiple, de la double culture... thèmes d'actualité qui sont modestement effleurés ici, dans ce récit. Aucune réponse n'est apportée. Aucune question n'est ouvertement posée. Nous baignons dans les phénomènes d'une époque. Et Atiq Rahimi nous offre de les regarder en sa compagnie.
Je vous avouerais que Sangué Sabour m'avait terriblement déstabilisée. Il m'avait mis dans un état de colère démesuré. Les Porteurs d'eau m'a rendue seule et désemparée face à la vanité du monde. Pourtant je ne regrette pas une seule seconde d'avoir lu ces livres.
La photo des docks de Brooklyn présentée dans l'article a été prise en 1930, Underwood & Underwood.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.