Dix versions de Kafka, de Maïa Hruska

Dix façons de comprendre Kafka

2024 est l’année anniversaire de la mort de Kafka. Les livres abondent, les commentaires fleurissent. Nous en avons l’habitude. Milan Kundera supportait mal ce qu’il nommait « kafkologie ». Outre les intentions politiques qui dévoyaient l’œuvre du romancier, il sentait chez des essayistes et philosophes un désir de se l’approprier pas plus honorable que la manipulation des idéologues.
Le premier mérite de Dix versions de Kafka, essai d’une jeune juriste très littéraire d’origine franco-tchèque, est de s’intéresser, d’abord à ses premiers traducteurs plutôt qu’aux textes de Kafka. Non que lire Le château, Le Procès ou La Métamorphose soient des choix indifférents, mais elle ne se pose pas en exégète, ce qui repose. Qui veut lire Kafka doit lire Kafka, et non les notes ou commentaires. Ou plutôt, on lit les exégèses après.

La liste des traducteurs est significative : Borges en espagnol, Bruno Schulz en polonais, Milena Jesenska en tchèque, Vialatte en français, Celan en roumain, Primo Levi en italien. Pour le yiddish, le poète Melech Ravitch s’adresse à une communauté ayant quasiment disparu. Pour l’hébreu, c’est plus compliqué : Kafka avait écrit en allemand, une langue devenue taboue après la guerre. Il aurait pu être traduit dès les années trente ; il ne le sera que vers 1970.

Kafka est un solitaire. Cela donne même son titre à un livre de Marthe Robert, Seul comme Franz Kafka, première traductrice du Journal et immense critique s’il en fût. L’écrivain, on le sait, était juif, tchèque, de langue allemande, dans un pays ayant longtemps fait partie de l’Empire austro-hongrois, qui renaissait depuis 1919. Les nationalismes étaient exacerbés et chacun sait comment l’histoire s’est terminée en 1938. Kafka avait échappé à cette fin. Toujours est-il qu’il est à part. L’auteure cite une entrée de journal du 23 janvier 1922 : « Il n’existe pas de mon côté la moindre règle de vie ayant fait ses preuves. »
Ce juriste qui passait ses jours à faire des analyses et rédiger des rapports pour une compagnie d’assurance ne jurait que par l’écriture. C’était son espace. Maïa Hruska introduit une notion essentielle qu’elle reprend de chapitre en chapitre. Cette notion vaut pour chacun de nous, étendant à un espace non matériel ce que Virginia Woolf appelait « une chambre à soi ». C’est le pokoï : « En tchèque, comme dans toutes les langues slaves, le mot pokoï possède une polysémie que Kafka connaissait assurément et dont Virginia Woolf aurait pu se délecter. Pokoï désigne aussi bien la chambre (spatiale, résidentielle) qu’une forme de tranquillité, de quiétude, de paix (psychique). Le pokoï est une topographie autant qu’une utopie. Dej mi pokoj : en tchèque, ordonner à quelqu’un de me laisser tranquille, équivaut à lui réclamer une piaule, un espace rien qu’à moi. Littérairement, le pokoï pourrait se définir comme la cellule élémentaire du soi. Le lieu physique où l'on écrit et, si les circonstances le requièrent, le lieu psychique que l’on emmène avec soi pour le redéployer ailleurs. Le pokoï est la conquête d’une certitude précieuse et précaire : celle de n’être pas dérangé ».
On trouve des traces de cet espace dans les nouvelles ou romans, et par exemple dans une nouvelle comme Le Terrier. Dans sa vie sentimentale, Kafka le signifie très concrètement : « À sa fiancée Felice qui lui demandait pourquoi il ne souhaitait pas vivre avec elle, il répondait : « On n’est jamais assez seul quand on écrit, il n’y a jamais assez de silence autour de soi et la nuit est encore trop peu la nuit. » Il la priait d’entendre qu’une vie souveraine est nécessairement souterraine. Il réclamait le droit de se retirer dans une cave, un grenier, une chambre, n’importe où, pourvu qu’il y trouvât la paix ».
Ce besoin, on le retrouve chez ceux qui le lisent et qui le traduisent. L’exemple de Primo Levi est ainsi parlant. A condition de préciser que Levi n’était pas, initialement, lecteur de Kafka. Ou plutôt, il le reconnaissait trop : « Dans le camp, on se heurte sans cesse à ce que l’on n’attend pas, et c’est assez typique de Kafka, cette situation où l’on ouvre une porte et où l’on trouve non pas ce à quoi on s’attendait, mais une chose différente, complètement différente. » A la demande d’Italo Calvino, Levi traduit pourtant Le Procès. Il a gardé tout au long de son enfermement ce besoin d’un espace silencieux, pour échapper à la rumeur perpétuelle, aux cris des SS et gardiens, besoin aussi de préserver sa voix. On pourrait même lire l’épisode du « Chant d’Ulysse », lors duquel il enseigne à Pikolo le poème de Dante, comme un moment de partage dans son pokoï. Comme l’écrit l’auteure, « Dans le pokoï - physique ou psychique - on ne fait corps qu’avec soi, ou avec ceux que l’on y a conviés ».
Un raisonnement proche vaudrait pour Borges, enfermé dans la Bibliothèque nationale argentine et dans la cécité. Loin d’être un handicap, cette infirmité lui permet d’échapper à l’emprise des politiques et de demeurer dans un monde, celui des livres et de l’écrit. En 1946 en effet, Borges était la cible des péronistes, ces populistes qui n’étaient pas si hostiles au nazisme. Borges était même soupçonné d’être juif et il regrettait de ne pas appartenir à cette tradition du Livre (et du commentaire). Sa lecture de Kafka était très ancienne, très développée et c’est même l’auteur sur lequel il a le plus écrit. On s’en étonnera sans doute mais l’espagnol n’était pas sa première langue et comme Kafka il se sentait des appartenances nombreuses, voire aucune en particulier.

L’un des traducteurs sur lequel on a envie de s’arrêter est Bruno Schulz. Né à Drohobycz, en Pologne, c’est-à-dire nulle part, la formule de Jarry n’est pas galvaudée, il a traduit Kafka dès 1933. Schulz a connu différentes nationalités sans changer de ville. Il est né autrichien, est devenu polonais, puis soviétique, puis allemand avant que l’Ukraine dépendante de l’Union soviétique ne donne son nom à la ville.
Mais Schulz est avant tout l’un des plus grands écrivains de son pays (disons, la Pologne des années trente) avec Gombrowicz et Witkiewicz. Écrivain, nouvelliste, il est aussi peintre et illustrateur. Son œuvre dessinée, largement connue désormais, n’est pas sans lien avec des passages des romans de Kafka. Les femmes dominent, au propre comme au figuré. Maïa Hruska dresse un très beau portrait de Schulz dont la fin (prévisible pour un Juif en 1942) garde une dimension singulière. Le lecteur jugera. Nous ne présenterons pas tous les auteurs qu’elle évoque même s’il y aurait beaucoup à en dire tant les analyses de l’auteure le permettent. La façon dont Le château est arrivé jusqu’à Vialatte, alors en garnison en Allemagne, vers 1928 dit bien le rôle du hasard. Vialatte a été critiqué pour sa traduction.

Dès que Kafka est entré dans le domaine public, il a été traduit et nul n’a perdu au change. Bernard Lortholary, George-Arthur Goldschmidt, puis Jean-Pierre Lefebvre pour ne citer qu’eux ont donné à l’œuvre un nouvel éclat. On peut dire sans risquer de se tromper que la lecture de Goldschmidt, traducteur de Handke et surtout écrivain est le fruit d’une expérience intime. Enfant caché, enfant traqué, il avait survécu de justesse et certaines thématiques de Kafka étaient les siennes depuis toujours.
On pourrait terminer avec Milena Jesenska. La traduction en tchèque est le fruit ou l’écho d’une histoire d’amour. Laissons au lecteur le plaisir de la découvrir, ou de la retrouver.

DIX VERSIONS DE KAFKA
Maïa Hruska
éd. Grasset 2024

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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