Dans une autre vie, peut-être ..
Jennifer Egan est une grande écrivaine américaine. De renommée internationale, elle a été lauréate du Prix Pulitzer et du National Book Critics Circle Award. Ce recueil réunit des nouvelles écrites par elle entre 1989 et 1996. Étrangement, elles sont brodées autour de la même thématique. Les lieux, les personnages, les contextes varient d'une nouvelle à l'autre mais le talent de l'autrice est toujours égal, et le résultat saisissant. Si l'on n'a pas encore lu ses romans, Ville émeraude et autres nouvelles est une excellente entrée dans l'œuvre de Jennifer Egan.
Onze nouvelles se succèdent, de longueurs différentes. Le décor peut être celui de la Chine, de Manhattan, d'une île paradisiaque ou d'une ville résidentielle américaine. Elles mettent en scène des familles, des couples, donnent la parole à des adolescents ou des trentenaires. Au départ ou à l'arrivée on découvre la quête du personnage sur lequel l'accent est mis. Cette quête, ce désir de réalisation, se révèle en fin de récit, et peut être prometteur d'avenir, ou s'avérer perdu dans le passé, soulignant alors une vie qui s'est vécue à l'encontre d'un rêve, d'un idéal. Toujours poignant, la chute a cette force que recèlent les nouvelles bien menées, aux personnages croisés lors d'un bref épisode de leur vie, dont on apprend à découvrir l'essence, les secrets, les déceptions. Ne vous méprenez pas ; ces récits ne sont pas sombres. Simplement ils mettent en garde, dénoncent des travers et embuches de la société humaine. Et les sphères financières, bien entendu, ne sont pas ménagées .. les années 90 obligent !
Pour avoir lu plusieurs romans de Jennifer Egan, je me suis surprise à retrouver dans une phrase, un souffle, une ruelle, apparaissant dans quelque nouvelle, tout un livre dont je m'étais délecté dans le passé. Et l'on retrouve les personnages que l'écrivaine sait si bien dessiner, camper, croquer, dévoiler, respecter, aimer. Personne n'est beau ou moche, bon ou mauvais, mais le parcours de chacun est riche d'enseignement, souvent bouleversant, régulièrement étonnant.
Il me faut préciser que l'aspiration à la réussite matérielle, et à la gloire, figurent ici dans la liste des quêtes que j'évoquais plus avant. Une jeune mannequin se prête à un shooting et demande si elle fera la première de couverture. Un assistant photographe se surprend à mépriser toutes ces filles qui sont des modèles professionnels internationalement demandées, et dans la toute première nouvelle un homme issu de l'univers des spéculations financières fuit, avec sa famille en Chine. Une enquête a été ouverte sur lui. Accompagné de son épouse et de ses filles adolescentes, il se mettra à traquer, à son tour, au bout du monde, un homme qui l'aura trompé dans une transaction financière des années plus tôt. Qui est victime ? Qui est coupable ?! Tous, et aucun. J'avoue que la nouvelle qui porte le titre du recueil, Ville émeraude, m'a particulièrement touchée. Et puis, dans les nouvelles Une seule pièce et Puerto Vallarta, nous nous trouvons au côté d'une adolescente, qui s'imposera de redresser un tort, de transformer le destin d'un proche, dans un cas son jeune frère, dans l'autre sa mère.
Quel que soit le point de vue adopté, quels que fussent les décors et fils narratifs, nous rentrons dès les premières pages dans le paysage dépeint, dans la peau des personnages. Nous humons leur air, ressentons leur intrigue, partageons leur perplexité ou nostalgie. Ces nouvelles, écrites il y a trois décennies traversent le temps et nous diront encore et toujours la vulnérabilité de l'humain face à son monde exigeant, face à ses soifs, ses faims et sa triste envie de refléter la réussite sociale. Délicieux recueil d'une écrivaine intelligente et résolue.
VILLE ÉMERAUDE et autres nouvelles
(Emerald City and Other Stories)
Jennifer Egan
Traduit de l'anglais (américain) par Aline Weill
éd. 10/18, 2021
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de Jean-François Rauzier (Villes imaginaires).
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.