Une femme sur le fil, d’Olivia Rosenthal

Suivre le fil sans se défiler

Zoé est une enfant qui ne doit pas marcher droit. Si elle ne ruse pas, si elle n’emprunte pas des chemins hasardeux, elle risque de rencontrer son oncle, un prédateur dont elle ne sait comment se défaire. Les acrobates, équilibristes et autres doivent au contraire filer droit, ne pas regarder de côté, et atteindre le but visé. Et l’écrivain, comment fait-il pour avancer ? Parfois il emprunte des détours, digresse, parfois il suit le fil. Il faut surprendre, sans chercher à le faire, sans quoi on fabrique de l’artifice, du faux.

Olivia Rosenthal écrit des livres qui ne sont jamais prévisibles, même s’ils partent d’une question à laquelle ils répondent. On n’est pas là pour disparaitre s’interrogeait sur la maladie d’Alzheimer. Que font les rennes après Noël rassemblait des récits ou témoignages de vétérinaires, gardiens de zoo, bouchers et dompteurs sur les animaux. Un singe à ma fenêtre emmenait Olivia Rosenthal au Japon où elle questionnait témoins ou victimes de l’attentat commis par la secte Aum dans le métro de Tokyo, ce pour ne pas aborder frontalement les attentats de Paris en 2015. Une femme sur le fil marche donc sur un fil : celui des équilibristes, fil de féristes et autres acrobates. Le fragment 150 expose son projet : « J’ai donc décidé, par défi, de choisir ce thème, le fil, suivre le fil, le fil de la vie, de fil en aiguille, couper le fil, filer la métaphore, choisir la bonne filière, filer doux, filera l’anglaise, donner du fil à retordre, marcher sur un fil, etc. etc. Il y a tellement d’expressions que je ne sais plus si le fil m’aide à avancer ou à fuir. Même si je suppose que parfois fuir et avancer, c’est la même chose ».

Ils ne sont pas les seuls à marcher sur un fil. La narratrice le fait aussi par la construction du livre : mille paragraphes le constituent. Parfois ce n’est qu’un mot, parfois une phrase, d’autres quelques-unes ou un paragraphe. Des noms reviennent : Diderot, et surtout Montaigne. Ce dernier a commencé d’écrire Les Essais à l’âge de cinquante ans et il n’a pas cessé de remanier ce texte jusqu’à sa mort. Répéter, effacer, recommencer, ce sont aussi des opérations qui occupent l’autrice. Elles disent le temps qui passe, qui défile, sans qu’elle se défile, puisque ce mot importe. Tout au long de son trajet, Olivia Rosenthal donne le sentiment d’avancer avec précaution de part et d’autre du vide. Un vide qu’elle craint, sujette au vertige. Et pour le dire rapidement, un vertige né d’un événement douloureux, qui traverse toute l’œuvre d’Olivia Rosenthal : sa sœur ainée s’est jetée dans le vide. Une sœur qui aimait Le Baron perché, roman de Calvino dans lequel le héros ne quitte pas les hauteurs, sans s’absenter du monde pour autant.
Mais ce fil de l’autobiographie, l’écrivaine ne le tire jamais comme on veut tirer des larmes chez le lecteur. Il est, chez elle, une question vivante, une question qui éclaire tout le reste. Et puisqu’il est question de fil, et d’autobiographie, ajoutons que son père, ingénieur, travaillait dans le domaine du textile. Daltonien, il avait besoin de l’aide de ses filles pour distinguer le rouge et le vert. J’ai parlé de livre. Pas de roman. C’est un sujet secondaire que de distinguer entre les genres, et la vivacité de la littérature tient à cela. Au paragraphe 427, Olivia Rosenthal qui indique ses « secrets de fabrication » cite les autrices qu’elle lit. Parmi elle, Gaëlle Obiégly, Emmanuelle Pireyre et surtout Maggie Nelson dont elle raconte Jane, un meurtre et Une partie rouge. A lire ces noms et d’autres, on comprend qu’Olivia Rosenthal s’intéresse davantage au chemin qu’au but. Elle a d’ailleurs quelques paragraphes sévères et justes sur « l’efficacité », partant de l’exemple du GPS mais aussi d’une certaine littérature qui connait un énorme succès, aussi énorme que l’oubli dans lequel elle tombe.
Il y a pourtant une part romanesque dans Une femme sur le fil, avec l’histoire de Zoé. Le récit n’est pas conçu d’un seul bloc. Zoé semble se cacher entre les pages, apparaissant ou pas, comme s’il fallait éviter l’oncle et sa violence ignorée de la mère de Zoé, des autres. Mais aussi la certitude, l’affirmation, comme elle l’écrit dans le paragraphe 669 : « Pas de vérité absolue, seulement des tentatives, des ellipses, des blancs, des trous, des vides. À travers la fiction, on cherche moins des solutions que des questions et des hypothèses ».
Si les artistes du fil jouent un rôle clé dans ce livre, c’est aussi parce qu’à travers leurs témoignages, une constante revient : ils ont aussi connu la violence dans leur enfance. Leurs parents se sont haïs, ou les ont maltraités. Souvent ces enfants de la balle sont enfants naturels, bâtards comme on disait. Cet autre fil invisible de la violence et de la tension traverse le texte qui s’alimente sans cesse. Olivia Rosenthal montre ce qui distingue l’écrivain de l’équilibriste : « La pratique du fil est impitoyablement inclusive, elle oblige non seulement à sentir les axes horizontaux et verticaux de ton propre corps, lignes des hanches, des épaules, de la colonne vertébrale mais aussi à accepter de l’exposer à des intrants, le vent, l’air, la pluie, le creux et la souplesse du fil. Le funambule doit sans cesse négocier avec ces forces de changements et de résistance qui peuvent être extérieures ou intérieures. Le doute par exemple est une force déstabilisante et il faut le traiter comme un intrant, au même titre que l’atmosphère ou l’état du matériel ».

Le livre s’enrichit de tout, ou se nourrit. Zoé, confrontée à cet oncle dangereux a besoin de son fil d’Ariane, dans le labyrinthe que constitue la ville, et dans sa solitude d’enfant que l’on n’écoute pas. Une réflexion sur la route prend une dimension supplémentaire avec l’évocation du fil de soie, de son trajet sur les routes de la soie.
De même, un séjour dans une ferme où se cultive le lin semble une incidente, ou une digression. Tel n’est pas le cas. La culture du lin est très exigeante, elle est difficile car fortement liée au climat et à ses nombreuses incertitudes. Sa transformation en tissu est à peine plus aisée. On revient par cet apparent hors-sujet au cœur du sujet qu’elle traite, rappelant ou répétant ce que fut la vie du père. Tout, en somme, est matière à penser et celui qui lit est aussi en train d’écrire ce livre à travers ses propres rêveries.

Enfin, mais rien là d’anecdotique ou de plaqué, Une femme sur le fil est le récit de la fabrication du texte (dont on connait le lien étymologique avec tissu) avec ses nombreux paragraphes sur le choix des temps dans la langue française, par exemple sur le conditionnel. Où l’on se rend compte, mais en serons-nous surpris, que la grammaire est un fil doré que l’on ne cesse de tresser.

UNE FEMME SUR LE FIL
Olivia Rosenthal
éd. Verticales 2025
à paraître le 9 janvier 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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