Le point de vue de la jeune fille
« Quand Jacques est mort, sûrement, ai-je éprouvé de la culpabilité. Il est mort quelques mois après ce séjour au Havre et son soliloque dans la voiture. Mais ce n’est pas la culpabilité qui me fait écrire aujourd’hui, je crois. En tout cas pas celle-ci. Plutôt la culpabilité de l’avoir, d’une certaine manière, abandonnée, de ne pas lui avoir rendu justice, ou d’être resté du côté de ce qui était raisonnable, tandis qu’il ne vivait, lui, que dans la démesure ».
Un roman est d’abord une voix et celle de Florence Seyvos est à la fois claire et secrète, puissante et douce, un peu comme le sont les voix des enfants ou des jeunes filles. Or, dans ses romans, l’écrivaine se place souvent de ce point de vue. Elle observe, elle écoute, elle raconte. Pour qui ne connait pas la romancière, Le garçon incassable est une manière d’entrer dans son univers si délicat mais jamais mièvre. Une narratrice enquête sur Buster Keaton, dont la principale caractéristique était d’accumuler chutes et chocs sans se faire mal, et voit dans l’acteur réalisateur un être à la fois solide et fragile semblable à son demi-frère atteint de troubles autistiques.
Une même force et fragilité caractérise Jacques dans Un perdant magnifique. Jacques était le beau-père d’Anna. Quand débute l’intrigue, il est revenu au Havre pour l’un de ces moments qu’il passait en famille avec Irène, sœur d’Anna, et leur mère. Sa santé s’est dégradée, son allure avec, et il semble au bout du rouleau. Mais toujours prêt à repartir. Une sorte de « battant » comme on a pu le dire d’autres hommes ayant grimpé les marches avant de les dévaler.
Jacques est seulement le beau-père des deux sœurs dont le père Alain, vivait non loin d’elle, remarié lui aussi. Les filles ne racontaient pas tout à ce père assez lointain ou effacé par la présence de Jacques. Elles avaient deux vies en somme et tenaient à ce cloisonnement. On sent bien à lire ce qu’en écrit Anna que vivre avec Jacques, c’est-à-dire dans la démesure était à la fois difficile et toujours stimulant. Moins pour Irène qui fuyait autant que faire ce peu ce présent-absent.
Jacques est un être complexe dont les propos ou conseils peuvent sembler contradictoires. Il peut passer pour un réactionnaire, voire pire, il ne l’est pas. Il admire la tenue de Karajan et enseigne aux filles « Bella Ciao ». Il n’a pas d’amis et ses réactions surprennent, notamment quand il rencontre les amis des filles. Il peut parler de jazz avec un ami d’Irène. Mais, curieuse maniaquerie, il demande à un autre de ranger plus au fond du garage la mobylette sur laquelle il est arrivé. L’engin ne dérange pas mais Jacques a ses lubies.
Sa vie professionnelle est assez opaque. Il la mène pour l’essentiel en Côte d’Ivoire, louant apparemment des engins de chantiers, signant des contrats qui mettraient la famille « à l’orée d’une situation exceptionnelle ». Il est en affaire avec un certain Harry Chandhary, et quand celui-ci lui doit de l’argent, il envoie la narratrice à Rome afin qu’elle récupère cette somme. Le voyage en train, les rêveries autour de cet homme élégant qu’elle a rencontré à Abidjan donnent pour partie sa dimension initiatique au roman.
Jacques dépense souvent plus qu’il ne gagne. Il ne lésine pas quand il faut meubler la maison du Havre. Il fait livrer des meubles d’antiquaire, insiste pour que le piano reste. La maison appartient d’abord à la mère, débordée par ses initiatives : « Elle ne savait pas encore que, pour Jacques, cette vie était la seule qu'il aimait vraiment, celle où le présent n’avait aucune importance. Seul comptait le futur, l’utopie sans se réinventer, sans cesse perfectible. Étrangement, nous étions toutes les trois au centre de cette utopie. Nous en étions à la fois le cœur et le prétexte. »
Dépassée et même acculée à cause des achats somptuaires, la mère essaie de rester dans le réel. Elle négocie avec l’antiquaire, sans succès. Elle se sait fragile. A Abidjan, déjà, elle a sombré dans une sorte de dépression et Jacques a réagi de façon brutale, la séparant dans la maison, de ses filles. La narratrice essaie d’accompagner cette femme obéissante, dépassée par la dette, notamment quand elle décide de devenir agent immobilier. Ce n’est pas vraiment facile.
Le véritable noyau solide est formé par les deux sœurs ; elles sont unies pas tant contre Jacques que par l’adolescence. Quand la mère part en Côte d’Ivoire et qu’elles se trouvent seules dans la maison, les règles disparaissent. Non que l’anarchie règne, plutôt une forme de rêverie intemporelle. Cette vie à deux fait leur force et elles éprouvent « l’étrange sentiment que nous formions un tout, une sorte de Trinité, décidant du sort de Jacques. Il avait beau imprimer sur nos vies, le chaos de ses décisions, nous nous sentions, d’une certaine manière, toutes puissantes, et peut-être l’étions-nous ».
La présence de Jacques est toutefois ce qui donne du relief à l’existence : « Nous avions inventé avec un autre quelque chose de plus amusant, de plus excitant qu’une famille. Nous avions en commun avec Jacques, la phobie de la routine, le goût de vivre des moments étranges, comme nos conversations nocturnes ». C’est en effet le soir, dans la cuisine, sur la table qui est « sa cabane » que Jacques organise son existence, avec tout ce qu’il lui faut, dont ses médicaments, du Sopalin et un sac poubelle ouvert à côté de lui. Difficile de savoir pourquoi il a besoin de tout cela sinon des médicaments.
Jacques souffre de diverses pathologies, dont le diabète. Il se soigne à peine et on devine l’issue. Le pire est qu’elle advient alors qu’il est dénué de tout, seul, sans argent, en Côte d’Ivoire. Une fois de plus il a cru faire fortune, convaincre sa compagne et les deux filles qu’il était magnifique ; il est le perdant. Mais toujours en s’efforçant de se redresser, avec panache.
UN PERDANT MAGNIFIQUE
Florence Seyvos
éd. de l'Olivier 2025
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.