Une perle aux multiples facettes
Ce Bref instant de splendeur de Ocean Vuong s’est révélé être un immense bonheur de lecture. Oui il déstabilise, il demande une attention active mais c’est alors qu’il offre des pépites de poésie pure, une expérience sensitive et inhabituelle. C’est une quasi autofiction loin de tout narcissisme et complaisance, un roman comme une nuit d’orage, déchirée d’éclairs atomisants qui nous précipitent dans des abysses profonds et violents, mais qui s’ouvrent aussi sur des clartés rédemptrices et émancipatrices.
De l’émancipation, il en faudra beaucoup au narrateur, Little Dog, pour guérir des blessures de trois générations d’exilés Vietnamiens débarqués dans le Connecticut en 1990. Ici le père est absent, le grand père ancien GI quasiment aussi. Il n’y a que trois femmes pour, non pas l’élever et le protéger, mais en faire le réceptacle soumis de leurs stress post-traumatiques. Sa solitude d’enfant entouré d’adultes abîmés, et en butte au racisme ordinaire à l’école ou dans son quartier pauvre, accompagne sa propre construction chaotique.
Tout ceci est raconté sous la forme d’une lettre adressée à une mère analphabète qui ne pourra jamais la lire. Qu’importe ! Ocean Vuong - ou son personnage Little Dog - écrit pour témoigner de son amour filial, malgré les coups reçus, trouver la grâce auprès de sa grand-mère délirante, et transcender ses fantômes de l’enfance, l’errance de sa famille et de son arbre généalogique écorché. Il s’envole par-dessus ces cratères béants qui ont détruit son pays et ont laissé des coulées de malheur et de folie dans la tête de ses parentes. Et enfin, alors qu’il trouve un job d’été, sa vie s’illumine et s’ouvre sur l’amour, dans les bras et le corps d’un adolescent blanc et aisé, Trevor. Si dissemblables, et découvrant chacun de façon virginale l’homosexualité. Cet amour qui n’a rien d’évident offre des passages magnifiques de nuances et de crudité sur le sexe que je n’avais plus lus depuis longtemps. Le drame qui clôt cet amour précipite le départ vers l’université et les premières écritures poétiques.
Est-ce parce que sa mère n’a jamais pu apprendre l’anglais que l’auteur distord cette langue, la fragmente, la syncope, l’enroule en scansions vertigineuses. De ses spirales temporelles non chronologiques, de ces visages et corps tourmentés qui se superposent, l’écriture déchire le glauque et les eaux troubles, et fait apparaître enfin la splendeur et le pardon. Plus que de lire une lettre, on a l’impression de voler des bribes de vie à travers des cloisons disjointes, mais c’est pour mieux nous entraîner dans un maelström de vertiges, de sensations indélébiles. Oui ce livre donne le tournis, nous oblige à une lecture ardente. Mais quelle récompense d’être emporté, complètement sonné, un peu illuminé, par le pouvoir des mots. D'être ébloui d'éclats incandescents et achevé de désintégrations soudaines ! Voilà vraiment un livre où la forme transcende le fond .. et mille mercis à la traductrice Marguerite Capelle.
On comprend pourquoi ce livre a eu un accueil si unanime de la presse américaine et j’ai hâte de lire le prochain .. Je conclus par les mots de l’auteur, extraits des remerciements de fin d’ouvrage : « Merci de m’avoir montré comment briser la phrase et voir le monde plus clairement à travers ses jointures abruptes et noires d’encre. »
UN BREF INSTANT DE SPLENDEUR
Ocean Vuong
Traduit de l'anglais (américain) par Marguerite Capelle
éd. Gallimard 2020 (v.o. 2019)
Finaliste National Book Award 2019
La photographie présentées dans l'article est de :
- Lēslÿ Nëpwii.
Françoise Shah
Enseignante et formatrice Français Langue Étrangère de formation et de métier, elle est une grande voyageuse qui a séjourné et connu de l'intérieur nombre de pays en Asie.
Elle est l'experte cinéma et littérature américaine de Kimamori.