Le jour des corneilles, de Jean-François Beauchemin

Voici un roman que je qualifierais de rencontre inouïe. Une lecture qui forme une expérience de vie… Parce que l’histoire est riche d’une émotion barbare, parce que l’écriture revêt une force prodigieuse de par sa forme archaïque et délicieusement sciemment maladroite.

Un jeune garçon nous parle de sa vie, menée dans la forêt aux côtés de son père. Il nous parlera de sa quête pour trouver le siège du sentiment en l’homme et nous laissera bouleversés de découvrir son dénuement pour ce faire. À lire, absolument, oui, un livre à lire.

On remerciera Libretto d’avoir procédé à la réédition de ce livre canadien paru pour la première fois en 2004. On notera aussi que ce livre a été adapté pour un film d’animation long-métrage dans une coproduction de quatre pays (Belgique, Canada, France, Luxembourg) sorti en France en 2012.

Vous l’aurez compris, je vous recommande ce livre. Et plutôt que d’en parler plus avant, je vous propose de lire ces deux extraits :

« Père était fort charnu. Par tous horizons, on n’avait jamais vu bourgeois aussi muscleux. Mais ce qui me laissait le plus étonné était surtout la puissance et le nerf séjournant en ses chairs. Pour exemple, je dépeindrai premièrement un ouvrage des plus curieux que père accomplit une fois. Par jour de grandes gelures, je le vis se fabriquer mitaines de cette manière : fourrant le bras en une tanière, il grippa coup sur coup une paire de marmottes ventrues et enroupillées. Les assommant par suite du marteau de son poing, il entreprit bientôt de les fendre, puis de les évider. Une fois ce videment accompli à l’aide de ses seuls doigts, père se para les mains des dépouilles, et poursuivit son cours, les paumes bien au chaud maintenant.

Quant aux jambes de père, c’était équivalence de cuissots de rossinant par musclure aussi bien que par endurance à la course. Aussi, nul bourgeois ne pourchassait la bête mieux que lui, ni ne s’esquivait avec plus d’allure lorsque le cyclone menaçait. Son pied aussi impressionnait par sa surdimension. Quand père avançait sur sente de son marcher appesanti, la fourmi tressautait, le chipmonque chutait de sa branchotte, la chenillette là-haut aussi se décrochait de son feuillage et, en leur trou, garennes, marmottes, ratons et belets recevaient plafond sur le casque.

Bref, en toutes portions de sa personne, père était important.

Mais ce corps, quoique baraqué, souffrait en sa partie la plus élevée et souventes fois la plus utile, le casque, d’un trouble étrange : lorsqu’il était entièrement éveillé et même affairé à besognes, père recevait parfois en rêvement la visite de gens qui lui faisaient la conversation, à laquelle il rétorquait avec des mots que je ne lui connaissais guère coutumièrement. Plus alarmants étaient les grognements, gesticulades et agitations de démoniaque accompagnant alors son parler. Mais le pire résidait ailleurs. En effet, les gens de père, quand ils s’emparaient de lui, le forçaient aux actes et missions les plus insensés. Père, comme sous l’empire de quelque magie désastreuse, formait dès lors l’ambition d’exaucer ses gens, ce qui le menait, Monsieur le juge, au-delà des limites raisonnables de l’agissement humain. Forcé à mon tour par père d’agir à ses côtés comme second, j’ai plus d’une fois risqué ma vie en ces équipées, comme vous le concevrez bientôt par mon histoire. »

***

« Cependant que père était livré au docte-plâtreur, Manon entreprit de me débarbouiller. Je fus d’abord enseigné du sens de ce mot-là, qui désigne immersion en barrique et savonnade rigoureuse. Dans une chaufferette de l’hospite, je fus ainsi récuré pour la première fois de ma vie, à l’aide de brosse et savonnette que Manon maniait avec industrie. Tandis que je sentais la brosse manœuvrer, il me paraissait que ma charmante ne faisait pas qu’enlever croûtes et étages de crasse sur ma peau, mais aussi qu’elle atteignait de plus aprofondes zones, jusqu’à l’abord d’une contrée encore ignorée. Comme si elle se faufilait en ma personne, y défrichait une forêt nouvelle et y venait s’établir. Je songeais à l’étrangeté que voici : souventes fois, nous nous concevons reclus en nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude du captif. »

LE JOUR DES CORNEILLES
Jean-François Beauchemin
ré-éd. Libretto, 2013 (1ere éd. 2004)

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