Si difficile d'en parler
J'ai lu peu de livres sur le génocide rwandais. Pour avoir écouté des émissions radiophoniques où une écrivaine rwandaise resituait le contexte j'ai compris à quel point c'est difficile pour les survivants d'en parler. C'est une question que le cinéaste Rithy Panh aborde dans son travail, au sujet de l'horreur vécue au Cambodge. Tous sont d'accord malgré tout, il est nécessaire que la mémoire de ces horreurs soit retranscrite et transmise. Qui peut faire cela ? C'est douloureux pour la génération touchée directement... Ce sont les générations suivantes qui cherchent en eux la force et la capacité de le faire. Voilà le défi que Beata Umubyeyi Mairesse a relevé avec ce premier roman. Tendresse et douceur aimante emplissent les pages de ce récit. Et tout est dit, sur l'incapacité de dire, sur le pourquoi de cette incapacité. Et sur le temps qui passe et doucement recouvre les plaies, leur appose son baume de délivrance progressive.
Roman choral, Tous tes enfants dispersés nous téléporte dans l'esprit d'un personnage différent à chaque nouveau chapitre, en même temps qu'il traverse parfois des décennies d'une page à la suivante. On accompagne de la sorte trois générations successives d'une même famille. Et les narrations d'une jeune femme, de sa mère et de son fils nous éclairent, petit à petit sur le passé qu'ils évoquent par petites touches. Nous apprenons que Blanche retourne au pays après une longue période d'absence. Elle rend visite à sa mère et son frère, seuls survivants du génocide. Cette mère lui avait fait quitter le pays juste avant les événements atroces, mais son mutisme fait douter Blanche de l'amour qu'elle lui porterait. On entend ensuite le récit de la maman, Immaculata, et l'on comprend que sa vie est jonchée d'obstacles, de violence, de déceptions. Immaculata est une femme de peu de mots, et la douceur est bannie de son registre lexical. Mais il y a un après. Blanche se mariera ; Blanche aura un fils ; le petit-fils et la grand-mère finiront par se rencontrer et partageront des moments de vie précieux et délicieux. Et une famille pourra ainsi renaître, simple, ordinaire, riche de bienveillance, de délicatesse.
Eh oui, l'histoire que nous raconte ce roman est dure. Le roman, lui, est merveilleusement joli, drôle, calme et apaisé. Et puis mille anecdotes et proverbes, phrasés succulents et visions de la vie autres viennent nous surprendre, donner du relief et de la couleur à l'ensemble. Si bien que l'on est bercé par moments, que l'on retient son souffle à d'autres moments, et l'on accueille inconsciemment un doux sourire qui nous enveloppe alors que l'on devrait être accablé par une tristesse profonde. L'art de l'écrivaine se révèle dans ces moments. Elle a écrit un roman qui est bien plus qu'une simple remémoration de faits historiques.
Dans l'extrait ci-dessous il est question de l'arrière grand-mère :
« C'était une femme-murmure aux mains toujours fraîches comme une source, même en plein soleil quand elle travaillait dans les champs. Elle écoutait son mari tempêter ou lui faire des reproches à longueur de journée sans broncher et restait impassible là où d'autres auraient riposté ou élevé la voix. Elle aurait sans doute aimé que ses filles adoptent la même tempérance et nous disait : Quand vous serez dans vos propres foyers évitez de laisser votre bouche bâiller sans raison. Le mari est le fils d'une autre et votre parole ne vaudra jamais bien cher à son oreille ; évitez de colporter des histoires succulentes, le miel est aussi délicieux qu'il colle aux mains de celle qui l'a volé, la désignant ainsi aux abeilles qui la piqueront aussi certainement que les médisances reviennent immanquablement frapper la bouche de celle qui les a mâchées avidement puis recrachées comme un bâton juteux de canne à sucre. »
J'ai évoqué jusqu'ici la part rwandaise du récit. Mais les personnages sont plus complexes que cela. Blanche est de mère rwandaise et de père étranger, un homme qu'elle n'a pas connu. Elle-même épousera un antillais né en France. Son fils sera donc issu de toutes ces origines multiples. Immaculata de son côté a eu deux hommes dans sa vie : l'un était rwandais, l'autre un blanc venu de France. Mère et fille devront comprendre leur identité et parvenir à se positionner. Cette thématique très universelle par ailleurs, est joliment mise en lumière dans ce récit. J'ai été heurtée, émue, par exemple, lorsque Blanche est condamnée par son propre frère, renvoyée verbalement dans le rang des oppresseurs au même titre que les blancs responsables de son triste sort à lui. Eh oui, chacun renferme ses propres souffrances et un malheur global les accable tous. Seul le temps pourra panser les plaies, un jour, peut-être, en prenant le temps nécessaire.
J'ai aimé ce livre, ses personnages, sa structure, sa conjugaison des temps, son rapprochement et éloignement du passé, du présent et de l'avenir. J'ai aimé sa poésie et ses petits pas précautionneux. J'ai aimé aussi l'honnêteté qui y réside. Mais au lieu de continuer à vous en parler, je vous propose de lire le roman, dont voici un autre extrait :
« Pour ces deux-là le lien s'est noué à l'envers. C'est le petit-fils qui accueille la femme âgée dans son monde et lui en transmet les codes. « Nyogokuru, grand-mère, tu vas dormir dans ma chambre, dans mon univers, regarde comment marchent les volets. Ici le soir, même si le ciel est clair le jour est parti, il faut les fermer pour dormir dans le noir, il ne faut pas se fier à la lumière. N'aie pas peur de ces détonations, ce ne sont pas des bruits de guerre, on appelle ça des feux d'artifice, c'est le 14 juillet, viens à la fenêtre je vais te montrer. Pour changer de chaîne tu appuies ici. Donne-moi la main, il faut faire attention pour ne pas tomber dans l'escalator. Regarde ! Ça s'appelle une clarinette, écoute je vais t'en jouer. C'est un CD, je vais te faire écouter la musique que j'aime. » Il la prend par la main pour lui faire visiter les lieux qu'il a toujours connus, sa ville, sa rue, sa maison. Elle lui fait entièrement confiance et cependant toujours il guette son assentiment avant d'agir. La mère l'a longuement préparé : tu seras son guide mais n'oublie jamais ta place, tu es un enfant et tu dois l'écouter et lui obéir. Blanche les suit un pas derrière, silencieuse, interloquée par la fluidité de leur relation, comme s'ils s'étaient toujours connus. Une évidence.
Les illustrations présentées sont les œuvres de :
- Lia, du collectif Ivuka Arts
- Jean-Baptiste Rukundo
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.