Tous passaient sans effroi, de Jean Rolin

D'autres chemins en d'autres temps

Le sentier, le chemin, la route, on n’en finirait pas d’énumérer les voies qu’emprunte Jean Rolin depuis une quarantaine d’années. Son premier livre, Chemin d’eau, réédité comme nombre de ses titres en Petite Vermillon donne envie de longer les canaux ici et là. Non qu’il écrive comme un de ces guides à la mode, qui font du tourisme « cool ». Même s’il affiche une désinvolture et une distance quasi-britanniques, Jean Rolin est tout sauf quelqu’un qui suivrait quelque mode. Et pour qui le croirait encore, la lecture de Zones, de la Clôture ou plus récemment du Pont de Bezons et de La Traversée de Bondoufle prouverait que le pittoresque n’est pas son fort, ni l’évocation du coin sympa où se retrouver pour pique-niquer. Tout ceci pour dire que peu d’écrivains, aujourd’hui, observent le paysage et ses mutations comme lui. Et observer est le verbe juste, également, pour rappeler quel ornithologue (amateur plus qu’éclairé) il est, comme en atteste Le traquet kurde. Longtemps reporter, c’est enfin un voyageur qui ne se contente pas du moment de l’événement : la lecture de Crac, consacré aux forteresses bâties par les croisés au Liban et en Syrie en dit beaucoup sur ce dernier pays aujourd’hui au cœur de l’actualité.

Le titre de son dernier livre est emprunté à un vers de Vigny : « Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi ». Pendant plusieurs mois, Jean Rolin a emprunté les sentiers et chemins que des hommes et femmes en fuite utilisaient pour échapper aux nazis et à leurs complices de la Milice. Rolin a un âge certain et il n’a plus la même facilité à marcher pendant de longues journées. Il le révèle avec drôlerie. Pas du genre à se plaindre.

Certains des protagonistes de cette traversée en temps de guerre ont raconté, mais aussi des historiens, souvent locaux, originaires de l’Ariège ou des Pyrénées-Orientales. Ils ont recueilli des récits, des témoignages. Jean Rolin a pris appui sur les dits et écrits des uns et des autres pour rassembler cette matière oubliée en un récit.
L’un des plaisirs que l’on éprouve à le lire est que jamais il ne se hausse du col. Il ne prétend pas tout savoir et on sent, à divers moments, qu’il tâtonne, qu’il cherche, qu’il n’est pas trop sûr. Pas d’affirmation, pas de jugement non plus. A peine quelques pointes ironiques. Ainsi quand il décrit le « Colonel » avec qui il a rendez-vous. L’officier est chargé de poser des gerbes ici et là. Les scènes rappellent ces moments que l’on trouve dans la presse locale.

Les êtres dont le narrateur parle ne se sont pas tous bien comportés. Cela vaut pour les passeurs dont certains étaient plus qu’intéressés par l’argent, quand d’autres profitaient de l’antisémitisme régnant pour manifester leur mépris des Juifs, voire refuser de les aider. Parmi les fuyards, il se trouve aussi quelques personnages, au mauvais sens du terme. Des gens comme Alma Mahler et Franz Werfel qui ne se rendent pas compte de la situation, attendant un service comme s’ils étaient encore dans un palace de la Côte d’Azur en temps de paix. Dans son récit de la traversée, Alma a tendance à la grandiloquence : « il fallait contourner des précipices » et « lorsqu’on glissait il n’y avait que des chardons pour se retenir ». Le passage des Pyrénées est de fait une épreuve redoutable. Le froid, la dangerosité du terrain souvent escarpé, proche de gouffres, la faim qui tenaille le clandestin en route, le mauvais équipement de la plupart d’entre ces fugitifs, sans parler de l’état de santé de beaucoup, rend ce moment périlleux.
Sans compter que beaucoup de ces êtres sont des exilés en perpétuelle errance. Ils ont quitté l’Allemagne nazie dans les années trente, ils ont connu l’internement dans les camps du sud de la France, ils sont parfois au bout du rouleau, sur le plan psychologique. L’exemple le plus célèbre est celui de Walter Benjamin, le philosophe sinon méconnu ou méprisé en son temps, à tout le moins peu considéré, qui se suicidera à peine arrivé à Port-Bou. Il craignait que les autorités franquistes ne le renvoient en France. Rolin note de façon amusante qu’il ne faut pas trop caractériser en quelques mots l’œuvre de Benjamin : « par crainte de mécontenter le cercle désormais nombreux, et parfois ombrageux, de ses lecteurs ». Il cite pourtant Lisa Fittko, qui a beaucoup aidé le philosophe : « Une pensée d’une limpidité de cristal, une force intérieure indomptable, et avec tout ça empoté comme pas permis. » Le sort de Théodor Fraenkel, compagnon de Breton et du Surréalisme a été plus heureux. Jean Rolin développe à peine sur cet homme remarquable, dont existe une belle biographie écrite par Gérard Guégan. Il renvoie à ce livre car la rencontre avec l’auteur lui a donné envie de faire cette traversée des Pyrénées.

Parmi les hommes qui passent, beaucoup sont des aviateurs américains et anglais dont le B17 ou le B24, deux énormes bombardiers contenant dix combattants chacun, ont été abattus par la DCA allemande. Ils avaient trouvé refuge chez des résistants en province voire à Paris. Des réseaux les ont conduits au pied de la montagne. Une fois rentrés en Angleterre, ils veulent repartir au combat, monter dans un nouvel avion. Cela leur est interdit. On lira pourquoi dans le récit de Rolin.

On lira aussi, et c’est l’épisode le plus long, l’histoire de Jacques Grumbach. Ce journaliste et conseiller général socialiste, érudit, passionné de lecture, ne voulait pas se séparer de ses livres. Son passeur, un certain Cabrer, Cabrero ou Cabrera, ne lui donne pas le choix et jette le contenu de son sac dans le vide. On laissera au lecteur le soin de lire la suite. Jean Rolin raconte l’après-guerre et le procès de ce passeur qui n’avait rien de bien sympathique.
Quant à Grumbach, passé en Espagne comme son jeune frère, un certain Jean-Pierre Grumbach, il est surtout devenu célèbre parce que ce frère, résistant gaulliste de la première heure a pris le pseudonyme de Melville. Son engagement dans la Résistance, et notamment la recherche d’un terrain pour parachutage, on le retrouve transposé dans L’armée des ombres. Un chapeau joue un rôle important dans l’aventure pyrénéenne des deux frères. On retrouve le couvre-chef près d’un squelette, sans doute celui de Jacques. Jean-Pierre Melville quittait rarement le Stetson qui accompagnait ses lunettes Ray-ban d’aviateur.

Jean Rolin n’est pas du genre à faire des confidences, à donner dans l’autobiographie. Pourtant, et c’était déjà le cas dans Le Pont de Bezons, il parle d’un oncle Joseph, frère de son père, qui a failli faire un mauvais choix. Si le père de Jean (et d’Olivier Rolin) a choisi d’entrée le camp de la Résistance, participant comme médecin à la campagne d’Italie, l’oncle Joseph a été tenté par la L.V.F, cette Légion créée par les Collaborationnistes et qui s’est illustré (si l’on ose dire) sur le front soviétique. La tentation a tourné court : Joseph a franchi les cols et s’est engagé dans les troupes gaullistes.

On s’en voudrait de s’en tenir au factuel, de s’arrêter aux destins ici contés. Avec Jean Rolin, selon la formule figée, il y a l’art et la manière. C’est un conteur et qui dit conteur dit marque, empreinte du narrateur, saveur du récit. La phrase, chez lui, doit beaucoup au style Grand siècle. Il aime l’ampleur, avec la pointe finale. Il tient la précision pour une vertu absolue et l’on sent à chaque fois, que la moindre erreur est pour lui comme une faute. Mais en même temps on sent qu’il joue de ce qui devient érudition et l’usage qu’il fait des parenthèses en atteste. Elle lui permet de corriger, d’ajouter la touche personnelle que son lecteur (un fidèle, un familier) attend avec gourmandise. Ainsi de cette digression consacrée au 14 juin 1952 dont nous ne dévoilerons pas le contenu.

Jean Rolin semble ironiser sur les gerbes mais tout est dans le verbe sembler : « Inévitablement, ce voyage, un peu comme le mien au début de ce récit, donne lieu à une quantité remarquable de dépôts de gerbes et de sonneries aux morts : célébrations dérisoires, sans doute, et cependant émouvantes dans la mesure où elles honorent surtout les oubliés de l’Histoire ».
Sa connaissance de l’Histoire et des guerres dont on avait la preuve dans Peleliu comme dans Campagnes, également repris dans La Petite Vermillon rappellent qu’écrivain de notre temps, il l’est aussi d’un passé pas vraiment passé.

TOUS PASSAIENT SANS EFFROI
Jean Rolin
éd. P.O.L. 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

Leave a Comment