La maladie du retranchement...
Nous connaissons l'auteur Thomas Mullen en France pour sa série Darktown, publiée l'année dernière aux éditions Rivages Noir. Mais j'ai eu envie de lire le tout premier roman de cet auteur américain, notamment parce qu'il y est question d'une pandémie : la grippe espagnole. J'ai été immédiatement gagnée par son style, par les atmosphères qu'il sait créer et par la justesse des tableaux qu'il dépeint. J'ai hâte que ce roman soit traduit.
Le roman est d'une grande actualité, précisément aujourd'hui, à double titre : parce qu'il nous éclaire sur les dérives de mesures prises pour protéger une population de pandémies, mais également parce qu'il nous permet de comprendre l'âme du peuple américain.
Le roman se déroule au début du vingtième siècle, en 1918, et verra se clore la grande guerre par l'annonce de l'armistice. Nous sommes dans une petite ville isolée, fondée récemment par un fils de famille possédant des scieries. Cet homme, rebuté par les méthodes de gestion et de ressources humaines de son père décide de fonder sa propre scierie et de protéger ses travailleurs dans un esprit humaniste et respectueux. Alors que la ville commence à prospérer, le pays est frappé par la grippe espagnole. Les villes alentour sont frappées par la pandémie de manière alarmante. Le conseil se réunit et décide de fermer les portes de la ville, pour protéger ses habitants qui jusqu'alors se portent bien. Mais l'avenir leur montrera que cette mesure, loin de les avoir protégés, les aura exposés à de bien plus terribles dérives.
Bien que le roman soit extrêmement bien documenté, il captivera son lecteur pour le talent littéraire qui s'y déploie. Dès les premières pages on est happé par le récit, on se laisse gagner progressivement par l'angoisse que recèle la situation, on se laisse surprendre par chacun des rebondissements inattendus, et on s'accroche, parce que les personnages sont merveilleusement campés, tout en nuances et effrayants de vérité.
Je vais donc vous dire quelques mots des personnages ! Il m'a semblé que le personnage principal était Philip, fils adoptif de Charles et Rebecca, fondateurs de la petite ville de Commonwealth. Peu sûr de lui, jeune, boitillant suite à un accident de voiture où il a perdu sa mère biologique, il a le charme de la candeur. Il croit à la bonté et à la droiture. Graham, autre habitant des premières heures de la ville, est son meilleur ami et mentor. Naturellement ils seront les premiers gardes surveillant les entrées de la ville lorsqu'ils se retranchent du monde extérieur. Et dès le début du roman il faudra un effort surhumain à Philip pour accepter cet autre Graham qu'il découvre, cet homme qui a décidé d'éloigner les visiteurs indésirables, quand bien même il faudrait les tuer.
Les personnages féminins du roman, de leur côté, sont également remarquables. Rebecca militante et humaniste jusqu'au bout des ongles, la jeune Elsie dont Philip est secrètement amoureux et qui sera l'expression de la douceur et de la confiance sans failles, ou encore la mère d'Elsie qui tient l'épicerie de la ville et qui est le liant de la communauté. Le médecin Banes, est davantage un archétype du médecin dans l'absolu respect de sa tâche. Et les autres, tous les autres, jusqu'au soldat déserteur, à l'objecteur de consciences ou l'ouvrier alcoolique viennent apporter mille teintes de la face de ce grand pays, l'Amérique de tous les espoirs et de tous les extrémismes.
Mais revenons un instant au contexte historique dépeint dans le roman. La pandémie et ses ravages n'est qu'un des aspects mis en lumière. Au même moment se déroule la Grande guerre en Europe. Et les États-Unis, ayant prêté des sommes importantes aux banques européennes, décident d'envoyer leurs jeunes à la guerre, afin de s'assurer une issue qui leur serait économiquement favorable. L'Amérique de ces hommes, pères et fils, qui ont à cœur d'aller sauver le monde se révèle à nous. Celle qui, déjà, ne croit plus en cet investissement humain, est parfaitement représentée aussi. Entre les deux, il y a cette autre population d'hommes fortunés, ou établis dans des postes décisionnaires ou de contrôle policier, qui se fait fort d'alimenter les rangs des soldats. Et la petite ville de Commonwealth fait partie des mauvais élèves de la patrie : ceux qui ne désirent pas s'enrôler et qui sont soutenus par le fondateur de la ville... Vous sentez le drame poindre, et vous avez raison, mais vous êtes loin de soupçonner les péripéties qui font le sel et le piment de The Last Town on Earth !
Vous l'aurez compris, je vous recommande ce roman, qui ne peut que nous éclairer sur les courants de la société mondiale que nous vivons aujourd'hui, en ce nouveau début de siècle. Mais, voyez-vous, vers la fin de l'histoire j'ai été surprise, choquée, horrifiée par un des derniers déroulements majeurs. Je pensais avoir perçu une parole intérieure de l'auteur qui me convenait, que je trouvais intelligent et sensible. Et voici que subitement je me demande pourquoi il a choisi de dénouer l'histoire par une telle scène. Que veut-il nous dire, au juste, m'interrogeai-je.
Un écrivain n'est pas là pour transmettre des messages, me suis-je rappelée alors. Il nous donne à voir un paysage, d'hommes, d'êtres constitutifs d'un pays, de l'humanité. Et si le tableau est rendu avec honnêteté, il appartient au lecteur de s'en faire une opinion. Je conclurai en rappelant que Thomas Mullen est un écrivain prometteur dès son premier roman ; et que cette promesse a été tenue dans les suivants. Vivement The Last Town on Earth entre nos mains en français.
THE LAST TOWN ON EARTH
Thomas Mullen
éd. Penguin-Random house 2006
James Fenimore Cooper Prize for Best Historical Fiction 2007
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Anne Ramsdell Congdon,
- Chris Kappmeir,
- Harvey Dunn.
La photographie de l'auteur est de Brad Dececco.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.