L'insensé a du sens et le ridicule de la profondeur
Cela faisait longtemps que je n'avais pas autant ri en lisant un livre. Et pourtant, le texte n'a rien de comique. Simplement, la narratrice est profondément intelligente et se trouve à un âge où l'on est encore à cent pour cent du temps en quête de sens. Cette jeune américaine, de parents turcs, vient de rentrer à l'université de Harvard. Elle donne de l'importance aux mots, au langage. Elle a fait son apprentissage dans les livres, les grands récits littéraires de tous temps. Et avec sa mère elles ont toujours analysé et exploré leurs lectures en y cherchant le sens de la vie et de toutes choses. Or, dans la vraie vie cette attitude n'offre que naïveté et ridicule, ne reçoit que perplexité et incompréhension. Les rares cas où elle est très exactement sur la même longueur d'ondes qu'autrui, peuvent surgir, en l’occurrence lorsque notre narratrice rencontre une autre étudiante, serbo-croate, à ses cours de langue russe !
Le lecteur séjourne dans la tête de la narratrice qui lui restitue tout : les dialogues, les réactions des autres, les situations, plus incongrues les unes que les autres. Et nous ne pourrons que rire, face à cette comédie humaine pleine de tragi-mélancolie ! Chaque mot est succulent, les dialogues sont improbables ; en bref, si ce livre n'existait pas, il faudrait l'inventer...
Elif Batuman est professeure d'université à Stanford, où elle a obtenu son PhD (doctorat) en littérature comparée. Elle est journaliste auprès du magazine littéraire New Yorker, essayiste et écrivaine. Son premier livre "Les possédés" est disponible en français. Ce deuxième récit (L'Idiote), roman autobiographique, a été un des trois finalistes du prestigieux Prix Pulitzer en 2018 et vient de paraître en ce mois de mai 2021 chez les Éditions de l'Olivier. Notons que l'écrivaine prévoit une suite à L'Idiote ; je ne manquerai pas de me ruer dessus dès sa sortie ! Pour la petite histoire, elle avait commencé à travailler sur le roman qui devait être cette fameuse suite, puis elle s'est souvenue que vingt ans avant, quand elle était étudiante à Harvard, elle avait écrit quelque chose qui ressemblait à un roman et mettait en scène le même personnage, avec dix ans de moins ! Elle a repris et retravaillé ce qu'elle avait écrit quand elle avait dix-neuf ans, et c'est ainsi que "L'Idiote" est né .. pour notre plus grand bonheur.
J'aurais bien des choses à dire sur ce roman, sur le plaisir de lecture qu'il m'a offert. Mais je commencerais par les personnages du roman : chaque personnage est un monde en lui-même, un monde de pensées, de langage, de références culturelles, d'historique familial, de complexités, de phrases, de mots, de lettres de l'alphabet. Et ces personnages se confrontent les uns aux autres. Comment peuvent-ils construire un pont entre leurs référentiels divers et variés ? Cela est chose impossible ; et lorsque la communication a lieu un décalage minime mais substantiel sépare les personnages. Chacun, dans sa vie sociale, devient une fiction ! Notre "héroïne" Selin se rend bien compte que ce qu'elle dit n'est pas ce qu'elle voudrait dire ; ce qu'elle fait n'est pas ce qu'elle voudrait faire.
La magie de ce roman, sa force, est de nous souffler mille idées drôles à la minute. La jeune étudiante Selin, narratrice du roman, vit sa vie, et mille pensées lui traversent l'esprit à chaque instant. Tout est simple, très inventif et tristement hilarant. En voici un exemple idiot. Lorsque Selin arrive en Hongrie son ami Ivan lui offre un manuel, une méthode d'apprentissage de la langue hongroise. Selin le parcourt. « Si un martien tombait sur ce livre, ce martien déciderait probablement d'éviter la Hongrie » se dit-elle. S'ensuit une suite de phrases extraites du manuel en question. Et voilà, c'est tout. On referme doucement le livre, on ferme les yeux, on rit une dizaine de minutes sans interruption, on essaie de reprendre son souffle ; et aussitôt on reprend sa lecture.
L'histoire se déroule en une année universitaire. Selin arrive à Harvard, elle intègre sa chambre d'étudiante qu'elle partage avec deux autres jeunes filles. Elle fait le tour des cours proposés et postule à ceux qui l'intéressent, autour du langage, de la philosophie des langues et de l'art. Les cours commencent. Elle nous raconte les cours, elle nous raconte ses camarades de classe. Elle tombe amoureuse d'un hongrois rencontré à son cours de langue russe. Et puisque ce garçon passe ses étés en Hongrie, et puisqu'il lui propose de participer à un programme d'enseignement des langues dans son pays l'été, elle passera une partie de son été en Hongrie. Ivan et Selin communiquent par mail, se voient, marchent ensemble, parlent. Selin et son amie serbo-croate Svetlana se voient, marchent ensemble, parlent. Ils comparent les langues et leur mode d'expression, le turc, le hongrois, le russe, l'anglais, le serbo-croate. Ils rencontrent les mères des uns et des autres. Les écoutent. Tout ce temps, nous - lecteurs - sommes si heureux de les accompagner.
Quant à moi, j'ai aimé chaque instant passé en compagnie de ce livre, tout autant mélancolique que drôle, toujours subtil et pénétrant.
Mais il est une chose que j'allais oublier de vous dire. C'est la première fois que je termine un roman à l'après-dernière page. Eh oui, pour une fois j'ai lu attentivement la longue page de remerciements de l'auteur. Le livre continuait ! Je vous restitue la toute dernière phrase du livre, qui est donc la toute dernière phrase des remerciements de l'auteur :
Fiodor Mikhaïlovitch : dès qu'il s'agit de titres, et non pas seulement de titres, quel écrivain pourrait jamais toucher le bord de ton précieux vêtement ?
L'IDIOTE
(The Idiot)
Elif Batuman
Traduit de l'anglais par Manuel Berri
éd. de l'Olivier, 2021 (v.o. 2017)
Finaliste Prix Pulitzer 2018
Les illustrations présentées dans l'article (hormis les photos de l'écrivaine et de la couverture du livre) montrent les sculptures de Jaume Plensa.
Les extraits du livre ont été traduits par la rédactrice de cet article au moment où elle l'a lu (dans sa version originale, en anglais).
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.