Si peu, de Marco Lodoli

Avec rien, ou presque

Dans la banlieue de Rome, une gardienne de lycée tombe amoureuse d’un professeur de Lettres. Elle l’aimera pendant quarante ans sans qu’il le sache ou presque. Elle aura passé sa vie dans cette dévotion-là, en toute simplicité, sans rien attendre.
Ainsi résumerons-nous Si peu, nouveau roman de Marco Lodoli, auteur publié depuis 1987 par P.O.L. et que je découvre sur le tard et sur la recommandation de libraires, les meilleurs des conseillers. Il faut un certain temps pour que Matteo Romoli, l’homme qu’elle aime en silence, sinon en secret, appelle la narratrice par son prénom, Catarina. Laquelle ne changera rien à ses habitudes : « Dès cet instant, je me suis mise à le vouvoyer, et ce fut comme ça pendant plus de trente ans. Dès cet instant je me suis mise à l’aimer ».

Le roman est aussi bref, cent quarante-deux pages, que l’intrigue entre Matteo et Catarina dure. Ces quarante ans ressemblent à une rivière « eau qui coule, qui écume, qui irrigue, qui file vers la mer » et l’on voit les visages se rider, les cheveux devenir gris, le corps fatiguer. Catarina a une camarade de classe, Mirella, dont la vie change sous nos yeux. Fêtarde au début du roman, passant toutes ses soirées libres à danser dans de bruyantes discothèques, elle s'est mariée avec un Polonais courtois rencontré au bureau de poste, a eu des enfants, s’est séparée de ce mari, est devenue amère. Rien de tout cela pour Catarina. Elle a accompagné Matteo, du regard pourrait-on dire, ou dans ses rêveries ; elle est allée à Rome ou dans les Castelli Romani où sa riche famille avait une maison, et c’est presque tout. Les lecteurs iront voir pourquoi j’emploie ce « presque ». Sa seule activité, en dehors de raconter ce qu’elle a connu pendant ces quarante ans consiste à entretenir quelques plants de fleurs vives qu’elle a créés et protégés devant le lycée. Elle a eu quelques liaisons, les hommes ne suscitant en elle qu’une « ennuyeuse inquiétude ». Au sortir de la discothèque où elle se rendait malgré elle avec Mirella, elle a été violée mais n’a pas porté plainte : « Il n’y a que la pureté qui peut préserver la vie de la misère des hommes et des femmes, la protéger de l’ordure du monde ». Catarina n’est pas une sainte et le roman n’a rien de sulpicien. Sa grâce, sa beauté, tiennent à l’élégance des personnages. Catarina a appris par cœur un vers de Rimbaud : « Par délicatesse j’ai perdu ma vie ». Ce pourrait être le sous-titre du roman.

Si elle n’a pas poursuivi d’études, son milieu social ne le lui permettant pas, Matteo, lui, a eu le temps d’étudier, est devenu professeur. Mais son arrivée au lycée a été des plus compliquées. Il n’avait rien d’un professionnel, suscitait la méfiance ou l’hostilité de ses collègues parce qu’il « ne tenait pas » sa classe et donnait en dissertation des sujets qui les laissaient de marbre. Ainsi de ces « Hier soir la fin du monde » ou « Au-delà du portail » dont des adolescents peu guidés ne peuvent s’emparer. Matteo est surtout écrivain. Son premier roman connait un immense succès même si sa prestation télévisée est un ratage total : il ne sait pas parler, il est maladroit dans sa gestuelle. Le succès imprévu lance une carrière internationale. Il voyage, donne des conférences, jusqu’au second roman démoli par un critique plus hargneux que les autres. Matteo continue : « Tous les deux ans, Matteo publiait un court roman, histoires évanescentes d’êtres déboussolés qui lui permettaient sans doute de se sentir un peu plus libre, une dent en dehors de l’engrenage. Mais désormais son heure de gloire était passée, il y avait d’autres écrivains, beaucoup plus jeunes que lui, qui savaient raconter les malheurs du présent dans un style qui plaisait aux journaux, aux télévisions, aux jurés des prix importants. Des chacals qui décortiquaient le réel, qui dépeçaient la charogne jetée quotidiennement sur la place publique, qui témoignaient, dénonçaient, enfonçaient les crocs dans la pourriture contemporaine, comme si l’abjection de l’existence était une nouveauté ». On pourrait hélas prolonger le propos tant une certaine prose donne le sentiment qu’on y coche des cases, qu’on traite de « sujets », en journaliste, en sociologue ou politiste. Loin de la littérature. Passons.
Matteo est un être fragile, facile à déséquilibrer. Nous tairons ce qui fait le fil de son existence, pour dire que sa situation se dégrade, qu’il est près de se clochardiser et qu’à l’instar de Catarina, on craint pour lui. A ceci près qu’elle reste présente, attentive, qu’elle ne le quitte jamais. Elle n’a pas cet amour propre qui empêche parfois de vivre : « Mais l’amour n’est pas propriété privée, fil barbelé, maison, famille, l’amour n’est pas reconnaissance, gratitude, dette, l’amour n’est pas non plus partage, lien, union. L’amour ne produit rien d’autre que ce qu’il est, c’est seulement le merveilleux gaspillage des rares énergies intérieures que la vie nous a transmises. Des talents ni investis ni enfouis, mais simplement dépensés ou perdus. L’amour est une dévotion qui n’a nulle exigence et n’attend rien. Celui qui serre quelque chose dans sa main, serre des mouches, celui qui croit posséder quelque chose ou quelqu’un se prépare à le perdre. J’étais heureuse comme j’étais, sans espoir, parce que tout espoir est prétention, un investissement mesquin sur l’avenir, un pari qui réclame de la chance. J’aimais Matteo parce que cet amour était toute ma vie, avec lui ou sans lui, dans le fond ça ne changeait guère, dans le fond personne ne possède rien ».

A qui s’étonnera de ces longues citations, je dirai que l’écriture, d’abord, est la marque de l’écrivain. La simplicité du style Lodoli, ses phrases déclaratives, l’absence totale de points d’exclamation ou d’exagérations sont une marque.

Lodoli n’est pas obsédé par le « sujet », par « la thématique » et encore moins par « l’actualité ». En cela son héros lui ressemble, ou le contraire.

Lodoli un romancier qui n’a rien à prouver, de même que Catarina n’a rien à prouver. Elle aime et cela dépasse ce qu’elle est, cette femme qui n’a pu aller au lycée, qui n’aime même pas les romans de Matteo, trop désincarnés pour elle, cette femme que rien de la bêtise et de la laideur du monde ne semble atteindre.

Si peu est un moment et un lieu, disons une utopie. Un roman nécessaire.

SI PEU
(Tanto poco)

Marco Lodoli
Traduit de l'italien par Louise Boudonnat

éd. P.O.L. 2024
Sélection Prix Médicis roman étranger 2024

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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