Après nous avoir fait Écouter le noir dans toute sa terrible musicalité, les éditions Belfond nous avaient gardés les yeux écarquillés devant Regarder le noir. En ce brulant mois de juin, c'est le sens du toucher qui est désormais mis à l'honneur. Toujours sous la direction d'Yvan Fauth, onze auteurs relèvent le défi et présentent leur idée du Noir, dans ce qu'il a de plus palpable.
Franck Thilliez et Laurent Scalese ouvrent et clôturent ce recueil avec la même nouvelle, écrite à quatre mains ; 8118 Envers, et 8118 Endroit. Comme pour ce palindrome, les deux auteurs nous proposent d'abord leur nouvelle en commençant par la fin, puis tout est remis dans l'ordre lors de la seconde. Je ne peux pas trop en dire, mais nous sommes projetés aux États-Unis, quelques années dans le futur. Le lobby des armes à feu n'a cessé de croitre. Un homme, Tom Croft, possède un mystérieux pouvoir qui s'avère d'une grande aide pour la police mais qui pourrait lui valoir quelques ennemis ...
De son côté, Valentin Musso nous balade entre trois personnages de son histoire, Retour de soirée. Un couple rentre ensemble en voiture, après une soirée passée avec un groupe d'amis. Une soirée plutôt originale, puisqu'ils se sont rendus dans un restaurant dans le noir, où tous les employés sont aveugles, afin de sensibiliser les clients au handicap. De nombreux sens sont mis à l'épreuve, et rien ne va se passer comme prévu.
« L'arme pesait 876 grammes une fois chargée de ses quinze munitions. Les balles jaillissaient de sa gueule noire à une vitesse proche de quatre cents mètres par seconde, supérieure donc à la vitesse du son. Ce qui signifiait qu'au moment où vous entendiez la détonation, vous étiez déjà mort ».
J'ai beaucoup aimé L'ange de la vallée, de Solène Bakowski. Cette nouvelle va vous serrer le cœur, c'est une certitude. Dans une vallée rongée par la sécheresse et la famine, un prêtre découvre une petite fille touchée par la grâce. Persuadé qu'elle peut redonner la foi aux habitants, il va l'utiliser d'abord comme une sainte, puis très vite comme une martyr.
Certains auteurs ont utilisé le biais de l'art pour évoquer le toucher, c'est le cas notamment de Benoit Philippon avec Signé. Marcy est une artiste reconnue, une célébrité dont les œuvres s'arrachent à plusieurs millions de dollars. Tout s'effondre le jour où la police vient la trouver pour la prévenir qu'un marché noir est en train d'éclore, avec pour cible ses tatouages, découpés à même la peau ...
Vient ensuite Mer carnage, de Eric Cherrière. Là, toucher le noir se fait de manière métaphorique, par les mains d'un médecin qui triture le cerveau d'un tueur en série, plongeant ses mains dans les ténèbres. En peu de pages, ce texte évoque énormément de choses, que ce soit la pollution due au plastique (le personnage principal en est fabriquant) ou encore le sort des migrants, des campements aux traversées en bateaux.
Dans No smoking, Michaël Mention fait le choix du pétrole pour représenter le noir. Ce pétrole, or noir pour certains, est tombeau pour d'autres. Dans un ascenseur en panne, deux hommes qui semblent n'avoir rien en commun sont obligés de discuter. L'intérêt de cette nouvelle, la plus longue du recueil, réside notamment dans le contexte historique qui l'enrobe. Dans la nouvelle Doigts d'honneur, Danielle Thiéry nous livre un instant parmi des musiciens classiques. L'un d'eux est assassiné, et est retrouvé les doigts tranchés. Ce crime aurait-il été commis par un concurrent, au sens de la compétition un peu trop aiguisé ?
« Cependant, dans les replis les plus sombres de son âme, il y a beaucoup d'autres blessures qui s'infectent lentement d'avoir été enfoncées si loin de la lumière de sa conscience. »
J'ai été très agréablement surprise par la nouvelle de Ghislain Gilberti, L'ombre de la proie. Elle instille un esprit très fantastique que l'on ne s'attendait pas à trouver, et dont la fraicheur fait un grand bien que l'ont soit amateur du genre ou non. L'auteur joue avec nos nerfs au fil des pages, alors que nous nous demandons qui chasse qui ?
Vient ensuite Une main en or, de Jacques Saussey. Et si le talent artistique ou sportif, nos facilités en tout genre, ne provenaient pas uniquement de dons, ou de notre cerveau et de l'entrainement que l'on subi ? Et s'il était aussi présent physiquement, dans nos membres ? Serais-je une grande artiste si je possédais la main de Dali ?
Sans compter Endroit, la nouvelle remise dans l'ordre de Franck Thilliez et Laurent Scalese ; la dernière nouvelle du recueil est signée Maud Mayeras, avec Zeru Zeru.
J'ai aussi beaucoup aimé cette nouvelle pour le décor qui a été choisi, l'Afrique, et surtout pour la thématique très forte et malheureusement réelle : le traitement des personnes souffrant d'albinisme dans certains pays où elles peuvent servir de trophée. C'était une prise de risque, qui paie largement, et qui a en plus le mérite de nous apprendre des choses. Excusez du peu.
Le dénouement de certaines nouvelles est prévisible, bien sûr, mais l'exercice est à mon sens toujours respecté. L'ensemble, comme les recueils précédents, est très homogène et je ne me souviens pas d'un seul texte qui m'aurait paru ne pas être à sa place. J'ai, encore une fois, découvert des auteurs que je ne connaissais pas et c'est là le grand intérêt de ce genre de projet. Si vous voulez vous procurer quelques frissons pendant cette période de forte chaleur, vous savez vers quel livre vous tourner !
Les illustrations présentées dans l'article sont (dans leur ordre d'apparition) :
- Evans Walker, Affiche de Film Déchirée, 1931
- William Klein, New-York, Gun 3, 1954
Amalia Luciani
Historienne de formation elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.