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Parfois les écrivains aiment poser une histoire contemporaine dans les remous d'un récit classique. Si Shakespeare devait écrire son Roi Lear, aujourd'hui, quelle forme donnerait-il à ses personnages, à leur contexte ? La primo-romancière Preti Taneja, n'a pas craint de se frotter à ce théâtre universel qui se nomme l'humanité, où les mêmes trames se répètent irrémédiablement. Et son livre a été très largement célébré et acclamé dans le monde littéraire anglophone.
Alors, plutôt que de lire ou de relire Le Roi Lear, vous pourrez vous abandonner à Nous qui sommes jeunes, où l'histoire se rejoue dans l'Inde d'aujourd'hui. Ce roman nous faire vivre une tragédie phénoménale, et je peux vous assurer qu'il décoiffe ! Au sortir du livre on est ahuri au-delà de ce que l'on pouvait présager. Et l'on s'effraie de s'être laissé vaincre par le Mal qui s'y meut. En lecteur passionné, immédiatement, on salue la force, le talent, de l'écrivaine...
Le roman s'ouvre sur l'arrivée d'un jeune homme en Inde. Jivan a grandi et fait ses études universitaires aux États-Unis. Jeune diplômé, suite au décès de sa mère, il écrit à son demi-frère en Inde ; il lui dit qu'il désire retourner au pays. Nous l'accompagnerons tout au long de sa première journée en Inde. Nous prendrons connaissance de sa vie, de celle de sa famille, de ses demi-sœurs, de son parrain... Cet homme richissime est l'oncle de Jivan ; il semble régner en maître sur l'économie du pays. Il est à la tête et à l'origine d'un groupe prospère aux mille branches et bien entendu il tire également les ficelles politiques.
La position de Jivan est particulière : il n'est que le bâtard de la famille. Sa mère n'étant pas l'épouse officielle mais une simple favorite. Et le premier chapitre s'arrête là. Les chapitres suivants se focalisent à tour de rôle sur les autres membres de la famille. Le livre compte au total six chapitres, qui sont les actes de cette drôle de pièce, si réelle et si théâtrale à la fois. Or le récit suit un ordre chronologique. À chaque nouveau chapitre, on se retrouve ailleurs, auprès d'un autre personnage, mais l'histoire se poursuit au point où on l'avait laissée à la fin du chapitre précédent. La montée en tension et en sidération se déploie crescendo. Et chaque nouvel acteur central est plus charmant, plus fou, plus vrai que le précédent. Il est un seul personnage qui n'a pas droit à son chapitre. C'est le père, Le Roi Lear. Car il a sa place dans tous les autres actes. Il intervient quand il veut, prend la parole de manière régulière et fréquente pour raconter sa version de l'histoire...
On peut dire quelques mots de chacun des personnages.
Les trois sœurs sont : l'aînée Gargi, la cadette Radha et la plus jeune qui a une quinzaine d'années de différence d'âge avec l'aînée, Sita. L'aînée est une aînée parfaite. Elle semble s'être toujours conformée aux règles établies. Elle est intelligente, travailleuse, ambitieuse et capable d'être à la tête de leur entreprise tentaculaire.
La cadette est belle, sublime, attachée à l'apparence et aux plaisirs. Elle est depuis toujours conciliante, celle qui apaise les autres, celle qui prend bonne figure pour arrondir les angles, celle qui est aussi une experte en communication, notamment sur les réseaux sociaux !
Et la plus jeune, Sita, est utopiste. Elle a vécu et étudié à l'étranger. Elle a une conscience forte des problèmes environnementaux, elle est proche de la nature et des plantes. Elle souhaite tracer son chemin.
C'est un monde de pouvoir, de manipulation, de machinations, de pots de vins qui est mis en lumière ici. Avec tendresse et amour chacun se débat. Et si l'on sait une chose du Roi Lear, c'est la notion de "diviser pour mieux régner". Mais que se passe-t-il lorsque l'on divise sa propre famille pour régner ?
Hormis un des chapitres du roman où nous sommes plongés dans un bidonville, le reste du temps nous nous trouvons dans le plus grand faste, dans le luxe le plus extrême. La démesure est à son comble. Nous ne sommes ni dans l'Inde de l'écrivain Rohinton Mistry qui nous montre la pauvreté et l'impasse économique dans laquelle se trouve la majeure partie de la population, régie par la tradition des castes, ni dans l'Inde des romans qui nous expliquent la multiplicité des confessions et des ethnies confrontée à un gouvernement qui ne cherche pas à bâtir une cohésion solidaire. Non. Ici nous sommes dans l'Inde capitaliste ! L'occident s'est invité dans le pays, et pourtant les conventions ancestrales sont restées intactes. La place de la femme n'a pas évolué d'un iota, quand bien même on la verrait dans toutes sortes de fonctions professionnelles.
Je vous ai dit tout cela, mais j'ai peut-être oublié de vous dire que le roman est poignant, et l'écriture belle. J'ai lu la version originale (en anglais) et je ne peux commenter la qualité de la traduction, mais le monde littéraire anglophone reconnaît volontiers qu'une nouvelle voix est née.
Le roman compte quelques six cent pages, et l'art de l'écrivaine est à la hauteur de sa patience. Elle prend son temps pour nous porter au plus près de ses personnages. Elle nous cueille en douceur. Car au début ni les personnages ni l'histoire contée ne paraissent hors pair. Simplement, plus le lecteur pénètre dans cet univers, plus il se rend compte que rien n'est conforme à des normes ordinaires dans cette fable des temps modernes ; et tout est permis.
Cette famille peu nombreuse, au centre du roman, réunit à elle seule régions et confessions qui s'opposent. Tout ce qui a peuplé le cœur de l'homme, un jour ou toujours s'y trouve, et ce n'est pas sans raison que l'écrivaine a brodé dans le récit des anecdotes du Mahabharata par exemple, épopée millénaire qui dit-on contient tout ce qui existe sur Terre !
NOUS QUI SOMMES JEUNES
(We That Are Young)
Preti Taneja
Traduit de l'anglais par Guillaume Contré
éd. de L'Observatoire 2019 (v.o. 2017)
Les illustrations présentées dans l'article sont les oeuvres de :
- Jean Marais, lithographie Le Roi Lear,
- Varsha Kharatmal, détail peinture,
- Tyler, street art Inde.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.