Faire lien avec autre chose que soi-même
Lyonel Trouillot est un écrivain haïtien que j'avais déjà lu, il y a une dizaine d'années. Je l'avais lu sans le comprendre. Cette fois j'ai voulu le lire et comprendre. Comprendre peut-être ce qui était resté hors de ma portée. Étrangement, c'est précisément le thème de ce roman. Comment sortir de ses attaches, dépasser les frontières de sa personne, de son histoire familiale, de son éducation, pour voir ce qui était jusqu'alors resté invisible. Et j'ai très vite retrouvé cette même plume qui autrefois m'avait paru difficile à suivre. Tout est dit d'un souffle. Les dialogues, les images, les pensées, les souvenirs, tout est contenu dans ce souffle unique. Une voix raconte. Et cette voix interroge une autre voix, qui raconte aussi. Lentement, patiemment, on recolle les morceaux des récits des uns et des autres. C'est tout un monde qui parle et nous donne à voir la complexité, multiple, du peuple haïtien. Mais en réalité la chose racontée ici est universelle.
La narratrice est une jeune femme qui vient d'atteindre la majorité. Elle décide de s'offrir une année un peu sabbatique. Elle fait partie des familles très aisées du pays, elle peut donc se permettre de se perdre pendant un an à mener un projet insolite. Elle s'inscrit à un cours de journalisme par correspondance. Il lui est demandé de faire un reportage sur un quartier qu'elle ne connaît pas, sur la base d'un témoignage. Le projet paraît saugrenu à sa famille, mais son oncle Antoine, énergumène un peu à part, lui indique le nom d'un quartier et lui transmet un nom : Capitaine. Elle s'aventure donc pour la première fois hors des zones de la ville qu'elle a fréquentés jusque là et s'en va à la rencontre de Capitaine, un homme dont la parole est si décousue, mais dont la mémoire englobe tous les habitants et toutes les histoires de ce quartier du Morne Dédé.
Le lecteur est plongé dans une triple narration : celle d'Aude, celle de Capitaine apparaissant en italique dans le texte, et puis celle de son oncle. Chez ce Capitaine, elle va rencontrer une communauté. Des jeunes, garçons et filles, ont le droit de dormir dans la maison de Capitaine. Et la narratrice nous restitue leurs voix, leurs dialogues. Toutes ces voix se mêlent. Tous les récits, des histoires restituées par Capitaine, mais aussi des histoires des proches d'Aude, s'entremêlent. À aucun moment, pourtant, le lecteur ne s'y perd. Je me suis sentie comme emportée dans une barque, où j'entendrais autour de moi le bruit de l'eau, puis tendant l'oreille, découvrirais que ce n'est pas le flot de l'eau que j'entends, mais un flot de récits. Voilà. L'écriture de Lyonel Trouillot est jolie comme cela. On prête l'oreille. Et même quand on ne comprend pas tout on ne débarque pas de son convoi. La raison en est simple : un projet le porte. Un projet porte cette jeune Aude. Elle nous annonce dès le départ que cette rencontre avec Capitaine l'a menée où elle est, trois ans après, au moment où elle nous raconte tout cela. Elle a construit quelque chose, pour son bien et celui d'autres.
Quelque part ce sont des utopies qui nous sont racontées. Utopies de générations successives, qui se sont heurtées et se heurtent aux exactions de chaque temps. Capitaine est devenu un maître d'arts martiaux. Il a tué aussi. L'oncle Antoine a participé à une organisation qu'on imagine être un peu terroriste. La dictature ne pouvait être combattue autrement peut-être. Aude et sa nouvelle communauté se lèvent contre les injustices sociales héritées d'hier. Ils trouveront d'autres modes d'action. Tout est acceptable du moment que l'on ne reste pas à se voiler la face, à s'enterrer dans ses peurs et ses imperfections peut-être. J'ai beaucoup aimé le chapitre fait sur la formule "j'en ai marre, j'y arrive pas". Aussi bien Aude que sa mère emploient cette formule. Et pourtant il y a un monde de différence dans la signification de leurs mots. Chez la mère c'est un constat de faiblesse et d'échec, chez la fille c'est un refus d'entreprendre.
Lyonel Trouillot interroge les mots, les formules, leurs sens. Le roman est parcouru par un refus du mot "essayer". Et puisque ce récit est fait de mots, en voici un extrait pour finir cet article, j'espère élogieux :
Essayer c'est un verbe très paresseux quand il s'agit d'actions qui relèvent de la décision. Les choses du gré ne s'essayent pas, elles se réalisent. Si quelqu'un te demande la lune, tu peux dire que par amour, sans être certaine de réussir, tu vas quand même essayer. La lune ne dépend pas de toi. Elle a sa fierté et garde ses distances. Tu peux sauter très haut et ne jamais l'atteindre. Mais si quelqu'un te demande de lui tendre la main et que tu n'es pas invalide, si tu dis "essayer" c'est que tu te fous de sa gueule. Ta main, elle est à toi et bouge sous ton contrôle. En bien comme en mal, si ces mots veulent dire quelque chose, on est souvent ce qu'on décide. Et je pleure ou je crache sur qui passe son temps à essayer de choisir.
Les images présentées dans l'article sont :
- Photographie provenant du site Vassar Haïti Project,
- Oeuvre de Murat Saint-Vil.