En ces temps troublés, quoi de mieux que d'aller brûler Disney Land ?
Voilà un roman bien singulier, une expérience de lecture tissée d'espoir, de rêves, mais aussi de douleur et de désillusions. Mélange des styles - écriture punk, poétique, parfois à la limite du lyrisme, Melmoth Furieux vous percute en plein visage.
Initiée à la couture par sa grand-mère et son frère, Fi en a fait son métier. Mais il n'est pas simple d'évoluer dans le Paris de cette histoire dystopique. Entourée par une ribambelle d'enfants des rues, la quarantenaire vit - squatte, plutôt - dans Belleville où une nouvelle Commune a pris forme. Cloitrés, parqués, les habitants évoluent dans la craintes des hélicoptères et des bulldozers. La Métrique, l'organisation politique en place, est au service de la mystérieuse Sourie Noire. Ce système, cette vie de chien, Fi les déteste depuis que son frère Mehdi s'est immolé le jour de l'inauguration de Disney Land quelques années plus tôt. Alors, en sa mémoire, elle cout. Et pour lui, une rage intarissable brûle dans son ventre, car son frère fabriquait des costumes pour le parc ...
Fi met alors son talent au service des communards. Elle confectionne des tenues, rapièce, raccommode les vêtements autant que les âmes en peine de la commune libre de Belleville. Le parc terrorise les habitants, mais les fascine en même temps ; camps de travail, geôles, ils ne savent pas très bien ce qui se cache derrière cet univers coloré, mais ce n'est rien de bon.
Dans Melmoth Furieux, la frontière entre rêve et réalité est fine comme une étoffe de soie. C'est ma première lecture de Sabrina Calvo, et j'ai été réellement emportée, soufflée, par l'écriture. Si l'idée de départ de Fi est très terre à terre - aller brûler Disney Land - le fantastique prend peu à peu une place prépondérante dans le récit avec l'apparition de Villon, un personnage extravagant, poète au jargon atypique et à la mystérieuse peau fluorescente. Villon semble avoir bien connu le frère de Fi, ce qui va la pousser à nourrir une passion pour lui, espérant retrouver chez le poète un peu de Mehdi.
« Anesthésiée par des années de shit et de bullshit jobs, je suis venue à Belleville après l'errance de celles qu'on a chassées de leur maison. Je sais que notre bois brûle encore, là-bas, mais les cadavres de nos potes, de notre famille, sont des torches dans la nuit qui éclairent mon chemin ».
La révolte se met en marche, gamins en tête, avec leurs rêves en étendards et les robes de Fi qui galvanisent les troupes. L'écriture poéticopunk de l'auteure est vraiment l'atout majeur et la force de ce roman. On lit peu de chose de cet acabit, qui ne se préoccupe ni des codes ni des normes - le féminin l'emporte sur le masculin lors des accords notamment - et ça fait un bien fou. Sabrina Calvo met des grands coups de rangers dans la littérature, et on en redemande.
« Tu vois, c’est comme essayer de dire que des vêtements peuvent se gonfler d’une idée, de l’intérieur d’eux-mêmes. D’espoir, de force. De résistance. Comme ces fantômes dont tu parlais, qui hantent encore les habits des pauvres gens qui sont morts ici. Si on les gonfle assez, peut-être que ces fringues pourraient même nous protéger des balles. Assez pour pouvoir couvrir nos combattantes. On peut fabriquer des spectres. »
L'envie de tout brûler, d'envoyer valser un ordre qui n'accepte pas les différences, laisse la place petit à petit à la reconstruction de Fi. Les adolescents qui la suivent lui offrent amour et confiance, lui permettant de faire son deuil. Car c'est avant tout ça, Melmoth Furieux, la perte d'un être cher qui semble insurmontable. C'est aussi l'amour, l'amour de la couturière pour son frère, pour les enfants, et pour Villon. La colère de Fi, qui distribue les coups à tour de bras, cache l'incompréhension face au geste désespéré de Mehdi, sa peine d'être abandonnée et de n'avoir pas su l'aider. Elle cherche des réponses, et seule la libération de la communauté toute entière pourra l'aider.
Les tissus et la matière ont une place primordiale, devenant à la fois objet de toutes les excentricité, marqueur social, jeux, et très vite armure. Cousus de tous les espoirs des habitants de Belleville, les vêtements remplacent la peau, remplacent les balles et tous les étendards. L'essence, la nature de Villon, cet être si particulier, nourrit la lutte en lui sacrifiant des morceaux de lui-même.
La destruction et la répression sont dans chaque coin de rue, mais il y aussi du beau dans cette communauté. L'innocence des amitiés et les liens fraternels avec les plus jeunes, quasiment filiales, prouvent qu'il y a peut-être l'espoir d'un avenir radieux, s'articulant autour de cette jeune génération.
Les photographies mettant en scène la couverture du livre sont d'© Amalia Luciani pour Kimamori.
Article d'Amalia Luciani
Historienne de formation, elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.