« J'ai sept ans tous les jours depuis sept décennies »
C'est la première fois que je lis l'écrivain, poète, scénariste belge Antoine Wauters. Un soir, par curiosité j'ai ouvert ce roman. Précisons que je n'en disposais qu'en format numérique, et, ne pouvais le feuilleter, le humer, m'en faire une idée avant de m'y plonger. Alors j'ai lu les premiers mots, la première page. Les sauts à la ligne donnent une sensation de poésie ; l'émotion qui s'en dégage, instantanément, nous submerge. Je ne pouvais en sortir, tant c'était beau, tant la douceur était ancrée dans le récit. Mais attention. Sous ses atours de dénuement, de détachement, de présence de toutes choses simples du monde et de la vie, le livre est poignant.
Ce roman est un long poème. En cent pages il nous fait parcourir les cinquante dernières années d'un pays, de son régime, de son peuple : La Syrie contemporaine. L'échiquier international se dessine, avec la place de ce petit bout de terre dedans. Avec tendresse et humilité Antoine Wauters a tissé dans son texte les vers de Saleh Diab et de Sohrab Sepehri. Il pose ainsi les pas sur les traces de ces poètes contemporains venus avant lui. Pour dire le monde d'aujourd'hui, et celui enfoui sous l'aujourd'hui, datant d'hier, datant de millénaires..
Nous sommes en Syrie, à l'emplacement du barrage de Tabqa, sur l'Euphrate (pas loin de Raqqa). Un homme que ses amis appellent le vieillard - à défaut de le penser un peu fou - nous raconte. Il plonge tous les jours dans le lac artificiel, visite les vestiges d'une ville ensevelie sous l'eau, où il a grandi autrefois. Il se remémore sa vie, enfant, adulte, époux, père. Il s'adresse à sa femme, Sarah, que l'on saura être sa deuxième épouse. Il passe son temps entre une petite cabane au bord de l'eau et sa barque. Où sont ses enfants ? Partis se battre. Qu'est devenue Leila, le premier grand amour de sa vie ? Nous le saurons aussi.
Le narrateur, Mahmoud Elmachi, nous dit très tôt être poète. Il a été publié, internationalement reconnu. Il est maître d'école, de métier. Ils ont eu trois enfants avec Sarah, deux aînés garçon et la plus jeune, une fille : Brahim, Salim et Nazifé. Sarah est elle-même poète et enseignante, elle lit les poètes russes. « J'ai été une femme amoureuse des mots, j'ai été amoureuse d'un amoureux des mots, mais je n'ai pas eu le courage ou l'orgueil qu'il faut pour mettre le point final et dire : "Ça y est, ceci est un livre, faisons-le imprimer" », nous dit-elle dans un passage.
Eh oui, le narrateur est Mahmoud. Et pourtant il y a quelques chapitres où Sarah prend la parole. Est-ce elle qui parle ? Est-ce Mahmoud qui la fait parler ? Ou est-ce tout simplement l'âme du monde, l'âme du lieu, qui l'a entendue et nous restitue le fil de ses pensées ..
Car nous sommes sur le chemin de la mémoire, qui remonte le cours du temps. Les dialogues nous sont soufflés sans voix, sans faire de bruit. « Les mots sont la main visible du silence, la forme qu'il revêt pour être compris de nous. » Bien-sûr, en fin de récit le lecteur comprendra pourquoi il est si difficile de dire, plus terrible encore de se souvenir, et revivre ainsi l'horreur, le malheur, la souffrance.
Du temps du père Assad notre Mahmoud a été arrêté, détenu, torturé, brisé, trois années durant. Du temps du fils Assad il a laissé ses enfants bourgeonner dans un printemps qu'il pressentait condamné d'avance. Et puis. Et puis. Alors, remonter le temps peut permettre de comprendre .. qu'il y a bien peu à comprendre, peut-être. De vilaines images se déroulent sous nos yeux, au travers du filtre adouci des mots du poète. Et la douleur du passé, inévitablement, devra rejoindre celle de l'à venir.
« T'ai-je dit que les odeurs me
parcourent le corps quand j'ai faim ?
T'ai-je dit qu'elles sont les flèches
lancées par le souvenir ? »
J'aimerais préciser que Mahmoud ou la montée des eaux n'a pas pour vocation ou prétention de nous offrir un récit historique, factuel, exhaustif de la situation en Syrie et dans la région. Il a opté pour ce mode poétique qui désire nous faire connaître, entrapercevoir, l'âme cachée d'une région. Les poètes contemporains qui se promènent dans le roman sont du Proche et Moyen-Orient (Saleh Diab est syrien et Sohrab Sepehri était iranien). Je ne connais pas encore la poésie du premier, mais pour avoir lu et été transpercée par celle de Sohrab Sepehri, je peux vous dire qu'elle est faite de simplicité. Simplicité dans la manière de peindre une idée, dans la manière de saisir et d'apprécier la vie.
Antoine Wauters déploie l'art de la simplicité dans son long poème. Car s'il est un seul art de vivre, il se conjugue au temps de la pureté frugale, de l'évidence qui se passe de grands mots. Il nous offre un roman actuel, bouleversant, hors du temps. Un texte lumineux et poignant qui nous sensibilise à ce passé de constructions de grands barrages au Proche et Moyen-Orient, où la guerre de l'eau est critique.
MAHMOUD OU LA MONTÉE DES EAUX
Antoine Wauters
éd. Verdier, 2021
Sélections Prix Médicis, Wepler, Décembre 2021
Lauréat Prix Marguerite Duras 2021
Lauréat Prix Wepler - fondation La Poste 2021
Lauréat Prix Livre Inter 2022
Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Peinture murale de Pantonio (Antonio Correia),
- Photographie de Rodi Said : combattant près du fleuve Euphrate au nord de Raqqa en Syrie.
La photographie mettant en scène la couverture du livre en tête de l'article est de ©murielarie pour Kimamori.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.