La particularité du village
Les romans de Jon Kalman Stefansson sont des œuvres à part. Indéfinissables, indescriptibles, lumineux, insolites, ils racontent à la fois le très grand et le tout petit. On lit dans ses livres le ciel et la terre, et bien entendu, entre les deux se trouvent les hommes et les femmes. J'aime le lire car si l'emprunte islandaise est bel et bien présente, un parfum de grand classique nordique s'en dégage aussi. Et ce tout dernier roman publié, Lumière d'été, puis vient la nuit est un délice absolu ! Mille histoires drôles s'y trouvent et mettent en lumière, de concert, le charme de l'Homme, petite chose imparfaite..
La voix du conteur ouvre le récit. Je vais vous parler de notre petit village de quelques centaines d'habitants, nous dit-il. Oh ce n'est pas un village très intéressant, il ne s'y passe pas grand' chose, les habitants n'ont rien de si remarquables, va-t-il même nous dire. D'ailleurs il n'y a ni église ni cimetière, ni stars de sport et de cinéma dans ce lieu. Mais bon, nous allons nous attarder sur les histoires de quelques habitants, et des hasards qui se sont emparés de leur vie. « Voilà, nous commençons, qu'arrivent maintenant gaieté et solitude, retenue et déraison, que viennent la vie et les rêves - ah oui, les rêves. » sont les mots qui vont clôre ce premier chapitre d'introduction, posé entre crochets, au même titre que tous les autres chapitres où le conteur prend la parole. Le décor est posé. Mais le lecteur ne se doute pas des histoires incroyables qui l'attendent ! Eh oui, d'après le conteur, la particularité du village consiste précisément à n'en avoir aucune. Cela voudrait dire qu'une exquise douce folie habite l'Homme de tout temps et en tous lieux, et c'est cela qu'il va nous rapporter.
Dès le premier chapitre notre sourire incrédule s'éveille. Le notaire du village, personnage établi, rigoureux, estimé, et menant une vie aisée fait un rêve, une nuit. Il se réveille le lendemain et une phrase du rêve lui est restée, exprimée en une langue qu'il ne connaît pas. Après recherches, il saura que c'est du latin. Et notre homme révolutionnera sa vie de fil en aiguille en pénétrant l'antre du savoir. Au final ce sera l'Astronome du village. Je pourrais vous parler aussi de l'entrepôt hanté, des voisins ordinaires qui se jettent à corps perdu dans une passion qui aura raison d'eux, de Solrun la directrice d'école et épouse du maire qui tous les jours que le créateur fait ira nager dans l'eau glacée de la mer, de Mathias qui est parti depuis six ans faire un tour du monde, d'Aki le contrôleur de gestion qui arrive de la capitale et qui trouve en la personne d'une fermière charnue son âme-sœur, tous deux vibrant par la résonance des chiffres ! Et je ne vous ai encore pas parlé du quart des personnages paraissant très ordinaires et vivant du très fabuleux dans le roman.
Mille récits jalonnent le texte. Progressivement les uns et les autres sont mis en relation et un ensemble apparaît alors. Or le rôle principal revient indubitablement au ciel. Et sans jamais tomber dans le morbide, le conteur nous parle de la mort, la manifestation du ciel dans la vie, si relevée, salée, pimentée, acidulée et sucrée à la fois. Une telle beauté est rendue à la vie sous la plume de Jon Kalman Steffanson que nous en soupirons de félicité. Une grâce si pittoresque et foutraque s'empare des situations les plus malencontreuses, que là encore nous sommes transportés.
Alors ; je ne vous en ai pas parlé, mais très certainement vous l'avez perçu. L'écriture est de poésie.
« Quatre heures du matin, le monde semblait être en expansion. Il avait passé du temps au grand air sous le ciel lumineux, s'était adossé au silence, avait vu naître un agneau, avait bu une bière et tout à coup, il était ivre, il était allé dans le salon, avait écouté de la musique, mis la chanson Les montagnes veillent du groupe Ego au moins cinq fois de suite en montant le son presque au maximum, il était ressorti pour se replonger dans le silence, tu crois que je devrais appeler Loa, avait-il demandé à son chien qui n'avait pas d'opinion, bon, dans ce cas, je l'appelle, avait dit Benedikt une demi-heure plus tard. »
Cette poésie bien entendu n'existe que dans l'ordinaire du quotidien. Tous les hommes semblent mêmes dans leurs besoins et désirs, mais il n'en est pas un qui vivra la même chose que son voisin. Les temps anciens et les temps modernes se tiennent la main dans ce récit. La technologie, l'actualité et le souffle des près et prairies sont traités avec le même allant. Lumière d'été puis vient la nuit nous laissera doucement ému après nous avoir fait rire et nous avoir plongé dans de riches méditations.
LUMIÈRE D'ÉTÉ, PUIS VIENT LA NUIT
Jon Kalman Stefansson
Traduit de l'islandais par Eric Boury
éd. Grasset 2020
Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Installation de Jon Gunnar Arnason "Solfar le voyageur du soleil" (photographie Mathieu Dupuis),
- Photographie de ©murielarie pour Kimamori.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.