« Son Livre l'attachait par un fin cheveu à l'humaine infortune comme à l'Astre d'alme beauté. Seul le retenait encore du néant le fragile fil d'amour lié par merveille ou tristesse aux choses de la vie.. »
Hubert Haddad a reçu le Grand Prix SGDL pour l'ensemble de son œuvre. Et c'est bien l'ensemble de son œuvre qu'il faut lire, les poèmes, les contes, les nouvelles, les essais, les romans.. Infiniment vastes, ses écrits savent saisir l'insaisissable, dire l'indicible, avec douceur et amitié. La beauté du monde surgit, elle peut être douloureuse, elle n'en sera pas moins lumineuse poésie.
Hubert Haddad sait tout écrire, nous emporter au Japon, aux États-Unis ou au Moyen-Orient, conjugué de surcroît à tous les temps .. Son roman paru en cette rentrée littéraire 2022 - L'Invention du diable - se pose, lui, dans le temps de l'éternité, boucle sans fin visible. Ciel ! Que c'est beau ; très certainement une des plus belles écritures que nous n'aurons rencontrées depuis longtemps.
Un prologue nous accueille dans les premières pages du livre où Papillon - Marc Papillon de Lasphrise - s'adresse à nous : « Je suis le dernier immortel ».
Le roman s'ouvre à la page suivante. Le roi de France, Henri II, fils de François Ier, vient de mourir, et le petit Marc a quatre ans. Nous sommes en 1559 près d'Amboise dans la demeure familiale de Papillon. Il grandira, vivra sa vie d'homme, de soldat, combattra, reviendra des guerres et des conquêtes. Puis nous serons au côté du poète, notre Capitaine Lasphrise ne s'émeut plus que pour les vers. Il compose et publie sa poésie. Inévitablement il s'adressera un jour aux forces invisibles, presque à son insu : il désire une reconnaissance, une renommée pour son livre. Et c'est ainsi qu'il se trouvera capturé dans les fils du temps, à jamais, ou tout du moins jusqu'au jour où la renommée viendrait à lui. Dès lors, il devra faire corps avec l'immortalité, et vivre ce long temps. Le lecteur sera avec lui, dans la traversée des siècles et des éternels bouleversements de chaque temps, de toutes époques : de jadis à ce jour.
Je vous le disais, la poésie de cette langue écrite, à elle seule nous transporte. Mais Hubert Haddad nous offre aussi une Histoire de France, et une Histoire de la littérature au cœur de ce roman. Le roman, on le sait, englobe aujourd'hui au sens large tous les genres littéraires, s'en moque, les dépasse et les embrasse à son gré. Ici nous sommes bien dans cette littérature qui accueille mille pans de réalité - réels et invisibles.
Et je n'oublie pas les poèmes insérés dans le récit. Tant de citations de ces écrivains et poètes des temps passés portent l'histoire, font partie intégrante de son souffle. Le lecteur les entendra, les saisira mieux que jamais parce qu'il est dans la peau de Papillon, ce poète exigeant et intransigeant qui se nourrit de nectar et non de simagrées.
Et puis, L'Invention du diable est aussi un roman d'aventure, le picaresque magistral nous empoigne et nous ébahit à chaque détour. Notre Marc Papillon de Lasphrise sera de toutes les guerres et de toutes les paix, tous les salons mondains et toutes les errances solitaires. Tel un père du roman, notre héro se fait grandiloquent ou mélancolique, et se perd dans des amours qui feront œuvre de modèle de l'Amour, celui qui file, tel le sable entre les mains.
Mais si j'ai tant aimé lire et relire ce livre, le vivre très lentement afin qu'il ne se termine jamais, c'est parce que sans tristesse il me faisait pleurer. Notre homme fait chemin dans toutes les époques et s'épuise de l'incorrigible petitesse de l'Homme, mais il n'en est pas moins nous. Oui, on s'identifie à lui, notre cœur bat à l'unisson du sien, notre rage et notre désolation, nos déceptions et fausses surprises sont en résonance avec les battements des ailes de ce Papillon. Nous qui vivons notre modeste vie et ne vivons que notre siècle à nous, vivons tut autant l'éternité finalement, et ne cessons de trébucher sur l'interminable répétition des mêmes agissements de l'Homme, inconséquent et risible.
« Heureux ceux-là qui n'aiment rien,
Ils ne sont sujets aux traverses,
Aux ennuis, aux peines diverses
Que souffrent ceux qui aiment bien.
Ils n'appréhendent la douleur,
Qui nous vient d'aimer à toute heure
Ils se rient de ce qu'on pleure,
Le malheur ne leur est malheur.
Ceux-là regardent de même œil
Les noces et les funérailles,
Dessus leur vernis, dans leurs entrailles
Ils ne logent le triste deuil.
Leurs cœurs ne sont d'Amours glacés,
Les pleurs ne baignent leurs visages,
Perdissent-ils tout leur lignage,
Ils chantent pour les trépassés. »
L'Invention du diable est un roman immense. Aucun prix littéraire ne saurait être à sa hauteur, même si bien-sûr je lui souhaite d'être de toutes les sélections et lauréat de tous. Son étoffe est faite d'une matière qui nous dépasse. Le livre est poignant, mais pas de la manière ordinaire ; ce serait un peu comme une mélodie qui vit en nous et accompagne chacun de nos pas. Parfois une note explose et nous fait suffoquer, en d'autres instants il n'est que susurre et l'on tend l'oreille, ne sachant si un rire tonitruant va nous étourdir ensuite, ou si ce sera une larme de tendresse qui nous chatouillera les poumons.
L'INVENTION DU DIABLE
Hubert Haddad
éd. Zulma 2022
Sélection Prix Renaudot 2022
Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Gravure ancienne : Amboise,
- Peinture : Agnès Lévy.
Photo de l'auteur © Hubert Haddad - Zulma.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.