Des romans de formation où l’on suit la progression d’un adolescent qui devient adulte, un garçon qui devient homme, nous en avons lu bon nombre. Mais la magie de la littérature est là pour nous surprendre toujours lorsqu’une nouvelle plume crée, innove, invente une nouvelle voie sur le même chemin… Pablo Casacuberta, écrivain uruguayien nous offre ici une merveille. En très peu de pages nous voyons l’univers de notre jeune garçon s’écrouler pour faire place à une nouvelle vision de la vie et à un nouveau mode de vivre.
Tissé d’humour et de finesse le récit se déplie tel dans une pièce de théâtre, avec peu de personnages, un décor réduit à deux seuls lieux : la maison de notre protagoniste et un hôtel où il décroche et commence son tout premier emploi. Maximo est un garçon introverti, plongé dans ses revues scientifiques, dans son analyse du monde au travers de noms latins définissant les espèces animales et de concepts philosophiques régissant la vie humaine. Il sait tant de choses, qu’il a glanées dans ses numéros d' »Ici et maintenant » et de « Connaissances », ces magazines auxquels il a demandé à être abonné un jour pour devenir homme, adulte. Ses abonnements vont se terminer. Quelle fondation va donc venir sous-tendre son existence ?!
La profondeur de ce texte n’a d’égal que sa simplicité. Car c’est avec le simple que l’on peut exprimer les grandes choses. Un passage du livre m’a époustouflée : l’écrivain parvient à nous faire ressentir la danse mystérieuse qui embrasse le multiple pour l’assembler en l’Un. Tous les êtres vivants sont une parcelle de ce Un. Oui, nous l’avons lu dans bon nombre d’articles et de bestsellers de développement personnel. Mais le raconter au travers de l’expérience de ce jeune garçon qui ne sait rien de la vie, et en faire des étincelles de lumière, cela n’est pas donné à tout le monde. Saluons le talent de Pablo Casacuberta. Et voici un extrait pour vos beaux yeux :
Je me rappelais que j’avais souvent pensé qu’il existait une orbite abstraite de la vie, pleine d’intérêts divers et variés, de sauts temporels, de relations imaginaires entre soi et les choses, de rêverie ; une orbite où semble avoir lieu l’enfance, car il est plus facile pour un enfant de concevoir qu’une bouteille est une poupée sans bras que pour un adulte. J’ai toujours cru que l’adulte tend à voir la bouteille comme une bouteille, qu’il est déterminé par les circonstances où il perçoit les choses et qu’il a perdu ce lien gratuit avec celles-ci car, au sujet de la bouteille, il se soucie d’abord de savoir où l’acheter, à quelle occasion la boire, où la jeter quand elle aura cessé de satisfaire une fonction. Encouragé par cette idée d’immédiateté que j’avais toujours identifiée avec monde adulte, j’associais le titre Ici et maintenant avec cette prison, le présent, la stricte circonstance de l’événement, et je le reliais alors plus ou moins naturellement à l’aridité des articles et à leur horrible mise en page, à l’absence de stimulations visuelles et au manque total de fantaisie dans la présentation, et je le voyais ainsi, surtout en opposition à Connaissance, car le titre faisait allusion à cette chose beaucoup plus vaste que le présent qu’est justement la connaissance des choses et des faits, non seulement immédiate mais cumulée, non seulement concrète mais associée, subtile, si bien qu’entre ces deux univers on choisissait ce dernier, non seulement parce qu’il était plus vaste, mais aussi d’une certaine façon plus ancien, parce qu’il offrait l’illusion d’un horizon lointain vers lequel on doit aller, et parce que par définition la connaissance n’est justement pas l’ici et maintenant.
Et cependant, malgré toute l’élaboration de cette théorie, je me rendais compte que ces deux derniers jours j’avais dû vivre comme jamais l’ici et maintenant, en m’enterrant frénétiquement dans ses sables comme un mollusque de plage. J’avais vécu la responsabilité, la honte, l’incertitude, le dépit, la douleur pour la mort de mon père et le plaisir du corps d’une manière inédite, tout cela condensé en un aigu et presque douloureux présent, et pourtant la connaissance, cette sphère lointaine, la somme des choses conçues, concevables et inconscientes, avait été visitée avec autant de hardiesse que dans toute ma vie, si ce n’était plus encore peut-être, comme si cette sphère insaisissable constituait en réalité la plus vaste des formes de l’ici et maintenant. Peut-être qu’il en allait de même avec ces deux titres qu’avec le Nil, c’est-à-dire qu’on est en même temps « ici et loin, ou enfermé dans un présent qui cependant ne se limite pas au « maintenant ».
Ici et maintenant
(Aqui y ahora)
Pablo Casacuberta
Traduit de l’espagnol (Uruguay) par François Gaudry
Éditions Métaillié, 2016 (v.o. 2013)
Les illustrations présentées dans cet article sont les oeuvres de :
– Wilfred Lang,
– Will Barnett