Les sciences de la spiritualité
Vous avez déjà lu un livre en voyageant, dans le ciel ou sur la mer ? Cette expérience particulière n'est possible que si l'on est plongé dans un récit à même de refléter l'immensité du ciel et de la mer, qui s'étirent de concert à l'infini, tout en étant finis... J'ai lu Les Yeux de Mansour une nuit où j'étais sur un bateau. Il a donné une telle étoffe à ma traversée, qu'en quelque sorte, j'étais enrobée par son dire, profond, durant mon sommeil. Bercée par le mouvement des vagues, bercée par l'indicible du dire qui était dans le texte de Ryad Girod, je me suis souvenu pourquoi j'aimais tant lire. Lire permet de vivre au-delà des mots. Les Yeux de Mansour est un tel livre. C'est un roman, mais ce pourrait être une poésie, ou un film documentaire, ou un théorème scientifique insaisissable. Oui, on peut dire que j'ai adoré ce livre. Il m'a rapproché de moi-même et d'une part de mon âme oubliée, enfouie, qui avait été forgée par mon grand-père lorsque j'étais petite fille. Cette petite part minuscule était vaste, elle était contenue dans ce roman, elle s'est réveillée en résonance avec l'histoire narrée qui n'est pas proche de moi pourtant.
Notons que le roman est finaliste du Prix des 5 continents de la francophonie 2019 et que j'espère fort qu'il en sera le lauréat !
Le dispositif littéraire de ce roman est simple et intelligent. L'histoire est posée dans un cadre précis : l’exécution d'un homme, qui doit être décapité sur la place publique. Il est accusé d'être mécréant, d'avoir eu l'audace de prononcer les mots « Je suis Lui ». À la première page du roman la foule attend sur la place publique. Tout au fil du roman on attend qu'il sorte du tribunal. On sait, on sent, dès la première page qu'à la dernière page la lame viendra séparer sa tête de son corps. Entre la première page et la dernière on nous raconte son histoire. C'est son plus proche ami qui raconte l'histoire. Il est dévasté, il se sent coupable. Il nous raconte pourquoi. Mais en nous racontant il nous fait parcourir ce chemin que lui-même a parcouru en quelques mois, entre le moment où on diagnostique une maladie chez son ami, et le moment où l'humanité va se séparer de lui. A-t-il réellement perdu la raison ? Est-ce son ami proche qui perd la raison ? Ou sont-ils en train de libérer leurs âmes, et atteindre une compréhension de l'univers autre ?
Au cœur de ce récit se trouve la pensée soufie. À toutes les pages de ce récit voguent les sciences, la poésie, mais aussi la politique, les événements historiques, le parcours d'un peuple, du monde arabe et d'une région, un jour un empire, un jour une colonie. L'Islam est dans ce livre aussi, mais ce sont tous les islams qui se côtoient, car qui connaît l'Histoire, qui connaît la région touchée par l'histoire de l'Islam sait que cette religion, comme toutes les religions, est multiple, avec des branches et des sous-branches. Et puis il y a les hommes, et il y a le pouvoir, et il y a la politique internationale et il y a les hommes du monde politique qui ont été écrasés par l'histoire ! Eh oui, aussi incroyable que cela puisse paraître tout cela est dans ce petit livre, ce roman de quelques deux cents pages où souffle le vent du désert, où les sables des dunes se meuvent au gré du vent.
Il y a une place pour tout dans ce livre et pourtant les personnages ne sont pas nombreux. Mansour, l'homme qui va être décapité, son ami le plus proche qui est le narrateur, Stan, l'ex champion de tennis australien devenu coach en Arabie Saoudite et son épouse, énigmatique, Nadine. Une histoire d'amour entre Mansour et Nadine. Une histoire de jalousie de l'ami. Une histoire de folie qui les attend tous au tournant. Et le papillon tourne autour de la flamme ; s'il s'embrase il verra le sens de toutes choses. S'il s'embrase il verse dans la folie ! Qui de nos quatre personnages va s'embraser ?... Peu importe car le personnage principal du livre est peut-être l'ancêtre de Mansour, l'émir Abdelkader. Eh oui, pour comprendre l'aujourd'hui il faut comprendre l'hier. Et pour comprendre l'hier il faut regarder l'aujourd'hui. Car l'époque actuelle est omniprésente dans ce livre. Le désert et le Mall (shopping center ultra luxueux) se côtoient. On passe de l'un à l'autre, on boit sa boisson lactée à StarBucks et on conduit sa Chevrolet Camaro rouge, et l'on décapite un homme... Ah! Et puis j'oubliais, François Hollande, Fabius et Jack (Lang) font aussi partie de la fête : on passe une soirée en leur compagnie, et on y repense plus loin dans le récit. On rit, on sourit, on s'agace, on comprend un petit quelque chose de ces sphères complexes.
Parfois les livres qui veulent s'élever de trop deviennent incompréhensibles et nous lassent, ils ne nous permettent pas de suivre leur trace. Ce n'est pas le cas ici. Le récit avance par cercles concentriques, les circonvolutions nous portent de l'avant, on lâche les rennes et on laisse faire le livre, mais à aucun moment le récit ne perd son lecteur. Le tangible est palpable à chaque instant. Les sentiments humains, les réalités contemporaines ou historiques, les phénomènes scientifiques, tout cela ne cesse de revenir dans le texte, comme dans un joli manège. Mais bien entendu à chaque nouveau tour du manège, on a un petit peu changé de dimension. À aucun moment je n'ai cherché à tout comprendre. Parce qu'il y a tant de références dans ce livre que l'on ne peut tout savoir. On n'a pas la science infuse et tant mieux. Car l'expérience que propose ce roman est autre. C'est la pensée soufie qui est mise en pratique ici. On accepte de se laisser gagner par cette sagesse et ainsi on s'enrichit. On ne peut expliquer les choses, on peut simplement tenter de gagner en conscience...
Les photographies présentées dans cet article sont de Sebastiao Salgado.
J'aurais voulu vous parler des heures de ce livre, car il y a tant à dire. Mais c'est plus intéressant de lire d'autres articles qui saisissent l'âme du roman et d'écouter Ryad Girod parler lui-même de son livre. Aussi je vous invite à lire un article très inspiré et éclairant, et écouter deux émissions radio en cliquant sur les liens bleutés ci-dessous :
- Article d’Émile Sueur, coredactrice en chef du journal L'Orient Le Jour, du 6 août 2019.
- Émission radiophonique le Temps des écrivains, France Culture, du 18 mai 2019,
- Émission radiophonique Papier Bavard, Radio Alger Chaîne III, février 2019.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.