La protection du vivant
Depuis quelques années La Horde du Contrevent d'Alain Damasio est sur ma table de chevet. On me l'avait offert en me conseillant de le lire absolument, chose que j'avais l'intention de faire. Et puis, le mois dernier j'ai assisté à une conférence. À la fin de sa présentation - passionnante et riche de conscience - le conférencier nous a recommandé deux livres, dont Les Furtifs. Quinze années séparent la parution des deux romans. L'écrivain nous explique qu'il lui a fallu toutes ces années, dont trois ans d'écriture, pour donner vie à ce récit de 681 pages. Livre-monde, philosophique, politique, spirituel, mythologique, sociologique, éthologique... Les Furtifs est tout cela. Mais c'est aussi un travail époustouflant sur la langue, le langage, la sonorité des mots, des phrases, leur consonance, leurs vertus cachées et parfois insaisissables. Le plus simple est peut-être de le présenter comme un roman d'anticipation qui propose des alternatives de mode de vivre, et de voir. Je pense que maintenant, très vite, je vais me plonger dans La Horde du Contrevent pour mieux comprendre cette plume hors normes.
On entre facilement dans le récit. On ne comprend pas tout mais l'on sait qu'il existe une espèce surnommée les furtifs ; elle vit parmi les hommes, en 2038. Ils ont peut-être été là depuis la nuit des temps, et constitueraient l'origine de toute forme de vie sur notre planète. Car ils sont une combinaison de minéral, de végétal, d'animal, d'humain, de son, de musique, d'énergie, de vitesse, de silence... Et surtout ils sont en métamorphose constante, multiple et continue. Mais attention ! On ne peut pas voir les furtifs, au risque de les tuer et peut-être de se transformer soi-même.
Le roman s'ouvre sur l'arrivée d'un homme dans une division très particulière de l'armée. Lorca Varèse a quarante-quatre ans. Il sait que le Récif, cette branche militaire secrète, est entraînée pour débusquer et chasser les furtifs. Cela intéresse Lorca Varèse parce que sa fille (de quatre ans) est portée disparue depuis vingt-quatre mois ; le père est convaincu que ce sont des furtifs qui l'ont emportée. Voyez-vous, sa fille lui aurait révélé qu'un furtif vivait dans sa chambre et était devenu son ami...
Le décor est ainsi posé. Les personnages nous sont présentés, patiemment, dans les deux cent premières pages. L'écrivain les met en action, les plonge dans des situations menaçantes pour nous dire qui ils sont. Très vite on s'attache à eux, les membres du Récif, le chef de cette division, l'ex-épouse de Lorca Varèse, et les autres, le groupe de rebelles, et d'autres encore que nous rencontrerons plus tard, qui sont des amis des furtifs. Mais je ne vous ai peut-être pas dit l'essentiel encore. En ces années 2040, le service public n'existe plus, les États non plus. Les villes ont été rachetées par des entreprises. Paris, c'est LVMH. Lyon c'est Nestlé, et ainsi de suite. Quant à la petite ville d'Orange où démarre l'histoire, n'étant pas trop onéreuse, c'est Orange qui a pu l'acquérir ! Tout est orienté vers le bien-être centré sur la consommation dans ce monde à venir. La technologie et ses données connaissent les hommes mieux qu'eux-mêmes, anticipent leurs désirs et habitudes à chaque instant. Bien entendu les hommes et le moindre de leurs actions et déplacements sont tracés. La réalité elle-même est améliorée et augmentée dans le moindre détail du quotidien, personnalisable par et pour tout un chacun. Les hommes vivent dans cette réul : la réalité ultime. Tout cela est largement accessible pour ceux qui en ont les moyens financiers. Ce n'est ni enviable ni envisageable dans ces villes ultra sophistiquées d'être démuni et encore moins de désirer être libre de ses mouvements si l'on n'est géolocalisé !
Comme vous pouvez l'imaginer c'est quasiment impossible de résumer ou de commenter le roman dans un article si bref. Nous y rencontrons tant de phénomènes, tant de capacités humaines et sur-humaines, traversons tant d'aventures et de mésaventures aux côtés des protagonistes, nos héros, que je ne saurais quel exemple vous donner. Mais je peux vous dire que je n'ai pas mis des mois ni des semaines à lire les 681 pages de ce roman. J'ai été terriblement charmée par ces êtres que l'auteur a imaginés et créés, les furtifs, et le fait qu'ils se caractérisent par un frisson : une musique qui est propre à chacun d'eux, et dont ils peuvent tracer la résonance sur un mur, sur une matière palpable. La musique du monde qu'ils savent s'approprier et chanter, propulser à la distance souhaitée, cela aussi m'a absolument émerveillée.
Mais, j'avoue, que plus d'une fois l'écrivain m'a perdue. Et à chaque fois j'ai accepté d'être perdue ! J'ai poursuivi ma lecture sachant qu'il allait me repêcher, sachant aussi que les notions véhiculées dans ce récit m'importaient, pour certaines me charmaient, pour d'autres me dérangeaient. Il faut préciser aussi que la force du texte est dans ses mots. Chaque personnage a un langage propre à lui : un niveau de langage, des transformations de langage et des signes de langage propres à lui. C'est stupéfiant. Par moments c'est exquis et délicieux. Par moments je n'y comprenais rien. Langages d'hier et d'aujourd'hui, langages de demain supposé, de jeunes et de moins jeunes, d'humains et de pas tout à fait humains. C'est ainsi, nous passons de la tête de l'un à la tête de l'autre, et il n'est pas deux individus qui pensent pareil, qui raisonnent à l'identique, qui puisent dans la même culture. Mais tous se comprennent. La solidarité, l'entraide, le soutien mutuel qu'Alain Damasio créé dans son livre valent d'être loués. L'écrivain créé un monde avec des personnages libres, courageux et persévérants ; des personnages qui sont dotés d'un savoir-aimer pur, absolu.
Mais je vous ai dit dans mon journal (n°33) que j'allais vous parler de mes réserves aussi, et non pas uniquement de ma fascination et de mon enthousiasme pour Les Furtifs. La pensée philosophique qui vibre dans ce texte me séduit. Les mille références qui s'y meuvent me passionnent. Mais ce livre est aussi un traité politique et un acte militant en quelque sorte. Il dénonce quelque chose, nous met en garde, nous invite à... Tout cela me convient toujours. Ceux d'entre vous qui me connaissent savent que je ne me passionne pas pour l'actualité. Donc, dans ce livre, il y a des passages que j'ai lus en diagonale. Le monde actuel dans ses travers, je ne m'en abreuve pas trop, si possible. Mais jusque là, ça allait encore. En revanche les scènes de combat m'ont perturbée. Les confrontations avec des forces armées, les stratégies d'attaque et de défense, les longs passages où les tactiques se déployaient, tournaient au vinaigre etc. Là, je n'étais plus dans mon élément et j'en ai fait des cauchemars la nuit. Je sais que les jeunes générations ne seront pas perturbées comme je l'ai été car ils ont joué à mille jeux, ils ont vu mille films qui les ont entraînés à ces rythmes et à ces scènes. Aussi, mes réserves ne regardent que moi.
Ce livre a les moyens de nourrir bien des personnes différentes. Chacun passera les passages qui le séduisent moins. Et je suis certaine que l'écrivain n'en voudra à personne, si tant est que l'on peut se comprendre sur l'essentiel : la protection du vivant, au sens juste de ce mot vivant.
Les illustrations présentées dans l'article sont les peintures de :
- Kamwei Fong,
- Carolyn Bran (Wake up).
La photographie de l'écrivain en-tête de cet article est de Val K.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.