« (...) alors après tout, pourquoi se compliquer la vie ? »
Nous connaissons bien l'écrivaine américaine Jane Smiley, notamment pour son roman L'Exploitation, Prix Pulitzer 1992, où le Roi Lear se rejoue au sein d'une ferme agricole dans l'Iowa. Si elle mettait en scène à l'époque la fin d'un monde, son nouveau roman fait place à un nouveau monde, merveilleux et drôle. Les aventures de l'intrépide Stroïka dans Paris est un peu une fable, et pourtant l'histoire est vibrante de vérité et d'actualité. Nous naviguons dans une possible beauté réunissant les êtres vivants, ici des hommes et des animaux. Un délice qui pourrait (et devrait !) être mis entre les mains de tous, de tous âges.
Le roman s'ouvre à l'hippodrome de Longchamp. Une course a eu lieu. Les chevaux de course sont rapatriés progressivement. Stroïka, une jeune pouliche prometteuse, attend qu'on vienne la chercher. Mais, parce qu'elle est dotée d'une grande curiosité naturelle, en découvrant que la porte de son box n'est pas verrouillée, elle s'avancera, découvrira un cadeau que son entraîneuse lui aurait laissé (un beau sac à main) et cheminera alentour. Tant et si bien qu'elle se retrouvera dans Paris ! En chemin elle rencontre Frida, une chienne Jack Russel astucieuse, aguerrie à la vie parisienne de par ses années de pratique de la rue au côté de son maître musicien. Très vite leur groupe s'étoffe : Raoul le corbeau, Nancy et Sid les colverts, et un peu plus tard Conrad et Kurt les rats d'une belle maison bourgeoise. Tout ce petit monde s'improvise une vie sympathique et de grande liberté. Mais au fil des jours leur communauté d'heureuse amitié s'enjoint des humains .. Pierre le jardinier, Anaïs la boulangère, Jérôme le marchand de fruits et légumes les accompagnent en prenant garde à ne pas les dénoncer.
La pièce principale du puzzle s'imbrique avec l'arrivée d'un jeune garçon dans cette grande aventure d'entraide paisible. Étienne n'est qu'un enfant. Mais si mûr déjà. Il habite seul avec son arrière-grand-mère dans leur vaste demeure familiale. Qu'adviendra-t-il de cette solidarité formée par des êtres à la situation précaire ? On le découvrira en toute fin de roman.
La narration suit une allure chronologique. Nous sommes au côté de nos personnages. De temps à autre nous revenons auprès de l'entraîneuse et de la propriétaire de Stroïka, chagrinées de ne pas retrouver leur pouliche tant aimée. Mais tout au long du livre, nous faisons chemin à un rythme naturel. La vie au quotidien se déroule sous nos yeux, au gré des découvertes des uns et des autres, des tâches menées par le jardinier ou la boulangère. Un pas après l'autre les liens se forment, s'établissent, se renforcent. La confiance s'instaure et s'ancre. Ces êtres sont bien différents les uns des autres, dans leur alimentation, dans leurs déplacements ou leurs nécessités vitales. Leur lecture de la vie et des hommes est propre à leur mode de vie. Mais c'est ensemble qu'ils parviennent à déchiffrer les mystères de l'existence. C'est cela, précisément, qui nous est soufflé avec légèreté, et patience, parce que nous prenons plaisir à nous poser dans les instants-présents de tout ce petit monde à l'intelligence émotive et intuitive.
Potentiellement c'est un drame qui se joue sous nos yeux. L'arrière-grand-mère centenaire mène une vie paisible avec son Étienne entourant, prévenant, fiable. Ce petit garçon n'est répertorié nulle part. Il s'instruit tout seul à l'aide de leur vaste bibliothèque. Que va-t-il devenir lorsqu'elle aura quitté ce monde ? Elle y pense, mais ses flux de pensées s'entremêlent aux souvenirs, aux petits plaisirs du jour. Elle tricote, elle savoure le rayon de soleil qui danse sur son visage, sent le parfum des fleurs qui annoncent l'arrivée du printemps. Sait-elle que pendant qu'elle tricote confortablement sur son fauteuil une jument est couchée tout près d'elle ? Que tout un petit monde se nourrit des vivres de son garde-manger ?! Cela importe peu puisque les uns et les autres vivent au même rythme : celui de l'essentiel .. celui de l'amour et de l'amitié.
Aucune pièce de l'histoire n'est fortuite. Tout est à sa très juste place alors que rien ne semble être à sa place !
Une sagesse immense habite ce livre. Chacun des protagonistes nous apprend la vie, à sa manière. Et le dénouement nous dit si bien l'incongruité du mode de vivre des humains rationnels et supra-intelligents du XXIème siècle. Tentez de tout prévoir ; vous verrez tout partir de travers. Laissez faire, en accueillant les joies et douceurs simples et justes de la vie ; et tout s'enclenchera parfaitement, se résoudra au mieux et au-delà des espérances les plus fantasques.
Les aventures de l'intrépide Stroïka dans Paris est un petit bijou d'humanité et d'art de vivre. Un conte pour petits et grands merveilleusement rendu en français par la traductrice qui a su saisir atmosphères, saveurs, et traits emblématiques des membres de ce drôle de groupe humanimal.
LES AVENTURES DE L'INTRÉPIDE STROÏKA DANS PARIS
(Perestroïka in Paris)
Jane Smiley
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau
éd. Rivages 2021 (v.o. 2020)
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Courses à l'hippodrome de Longchamp, peinture d'Edgar Degas,
- Photographies d'Anezka Kasparkova peignant des fleurs sur les murs des maisons de Louka, Républiqe Tchèque.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.