Jane Eyre dans la vraie vie
Un amer est un point de repère fixe et identifiable sans ambiguïté utilisé pour la navigation maritime. Voici la définition que l'on trouve sur internet. Et les amers dans la vie de tous les jours, qui règnent au sein d'une vie conjugale, et d'une famille, sont merveilleusement racontés dans ce livre. Ce roman est un petit bijou de sensations multiples, que l'écrivaine parvient à nous transmettre avec grâce à chaque mot, à chaque page. J'avoue que je suis ébahie par la capacité d'évocation de cette plume que je découvre. Emmanuelle Grangé est comédienne, et ceci explique peut-être cela. Mais elle a l'âme d'une écrivaine, d'une Virginia Woolf, ou d'une peintre impressionniste qui sait faire danser la brise et glacer le tréfonds des rivières d'un coup de crayon. L'histoire contée est simple, elle nous a peut-être été contée mille fois mais après s'être plongé dans ce récit on s'y ancre un bon bout de temps. S'évader et s'enraciner simultanément, voilà ce que nous propose ce texte savoureux et aérien.
Le roman s'ouvre sur un départ. La narratrice, petite fille, est envoyée chez ses grands-parents à Paris. Les parents vivent à Berlin. La maman est enceinte. Et la petite fille nous raconte Paris, sa maman, sa tendresse et sa colère. Elle nous raconte ses instants passés avec sa mère à nager, à prendre le soleil, à rire et à se laisser cajoler. Elle nous raconte la rigidité de sa grand-mère paternelle, le désintérêt de son père pour les vacances de bord de mer. Par petites touches, en nous parlant de mille petits détails insignifiants elle peint le tableau d'une vie, une longue vie qui a commencé avant sa venue au monde et qui s'étirera durant de longues années à venir, que nous lirons dans le roman. Car nous allons l'accompagner tout ce temps, la voir enfant, la voir grandir, devenir adolescente, adulte, et maman à son tour. Ses parents sont des attaches, l'un pour l'autre. Et sa mère est un être profondément libre. Elle est créative, inspirée, érudite, sensible. Sa liberté intérieure est en contradiction avec ses attaches. Mais c'est ainsi dans la vie. Liberté et ancrage ne vont peut-être pas l'un sans l'autre. Plus d'une fois elle largue les amarres. Pour un temps. Et puis, elle revient. Son mari lui fait des promesses. Elle se range aux côtés de son époux réglé comme les aiguilles d'une horloge, affairé, sérieux, diplomate.
Un extrait de Jane Eyre est mis en exergue de chaque début de chapitre. Phrase annonciatrice de l'humeur et du contenu du chapitre à venir, elle nous souffle la pluie et le beau temps, telle une prémonition, douce ou néfaste. Et cela donne le ton du récit. La petite fille lit Jane Eyre. Sa maman lit constamment. Et les références dans le roman sonnent comme un clapotis sur l'eau. Ah, mais je ne suis pas fidèle au texte ici car dans le livre les personnages apparaissent sous leur prénom. C'est Gabrielle, c'est Pierre, c'est Benjamin, c'est Edith, c'est François, c'est Norma, c'est Elisabeth. Je m'y suis perdue au départ. La phrase d'avant parle de grand-mère, la phrase d'après parle d'Edith. C'est normal, on s'attache, on se détache, on s'approche, on s'éloigne. Et on a beau se distancier par les prénoms qui frappent la cadence du texte, on reste tout près de cette émotion qui règne. Une douceur, une angoisse, une larme, une furie. Et tout cela est dans Jane Eyre. Et tout cela est dans cette vie qui se déroule sous nos yeux.
Alors, comment vous dire... C'est beau. Les fleurs sont fraîches ou les fleurs sont fanées, mais leur parfum ne se dissipe pas. Durant de longs passages nous sommes à Berlin, dans ce grand appartement confortable qui retient Gabrielle. Nous serons aussi à Strasbourg, dans le sud de la France, et ailleurs. Nous verrons la jeunesse et la vieillesse, la vivacité et la sénilité. Tout est dit, rien n'est masqué, et un voile léger adoucit le tout. Non pas un voile qui cache mais un voile qui embellit, qui dit encore plus en évoquant ce qui est derrière le voile. Qui saurait dire comment se définit le bonheur conjugal, ou le bonheur familial. Il y a la réalité et l'authenticité. La chose qui prend le dessus est l'amour. Et ici l'amour de cette petite fille est vaste. Rarement j'aurais aimé à ce point la figure de la mère autant que dans ce livre. Sans mensonge, la figure de la mère pétille d'un éclat inaltérable.
Le roman semble autobiographique. Mais ce n'est pas une autobiographie que nous lisons, c'est de la littérature. J'ai commencé le livre et n'ai pas pu le lâcher tant que je ne l'avais pas terminé. J'ai été empreinte d'une douce mélancolie. Je m'étais délecté de la lecture de ce livre pour la vibration constante de ses petites ailes de papillon. Et ensuite une fois que je l'ai eu terminé j'ai compris que c'était beau. Que j'avais très envie de vous en parler et de vous inviter à le découvrir à votre tour...
Les illustrations présentées dans l'article sont les peintures d'Alfred Sisley.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.