Le vieil incendie, d’Elisa Shua Dusapin

« Véra se lave les mains dans l'étang, accroupie, manches du pull relevées au coude, son panier plein de champignons. Je me suis sentie obligée de l'accompagner. Elle n'est pas responsable de mes problèmes d'écriture, ne doit pas subir ma mauvaise foi. Mais je n'ai pas son talent de reconnaissance : je crois voir un cèpe, c'est un caillou, une branche ou le squelette d'un rongeur, me rabats sur les baies, m'éloigne au fil des arbustes. Le coin est truffé de cynorrhodons, nous en ferons de la tisane. J'arrive dans une chênaie. Une souche trône à hauteur de mes épaules, Véra et moi ne suffirions pas pour l'enserrer. »

Pour avoir lu ma chronique des deux derniers romans d'Elisa Shua Dusapin (Hiver à Sokcho et Vladisvostok Circus), vous savez comme j'aime son style épuré, son écriture maîtrisée, ses œuvres de peu de mots et de peu de pages, que je trouve grandes par leur force d'évocation et leur sensibilité. Le vieil incendie, paru en cette rentrée littéraire 2023, m'a tout autant conquise, avec un quelque chose de nouveau qui m'a émue.

Une intimité profonde se pose dans ce livre. Elle est partagée entre deux sœurs qui savent se lire et se déchiffrer mutuellement, au souffle près, à l'infime variation de leur ton, à la minuscule moue qui tord les lèvres de l'une, au mouvement à peine visible du corps de l'autre, à l'invisible déplacement d'un regard... Une intériorité les lie. Cela seul pourrait nous rendre la lecture du roman satisfaisante et savoureuse.

Est-il possible que deux sœurs s'aiment véritablement, qu'elles se connaissent parfaitement pour avoir vécu une absolue proximité, mais qu'elles soient restées sans contact aucun de longues années durant ? Voilà l'histoire particulière d'Agathe et de Véra. L'une vit à l'étranger, l'autre n'a jamais quitté sa région natale. Elle ne se sont ni vues, ni parlé, ni envoyé de lettres, depuis longtemps. Le décès de leur père survient. Agathe rentre au pays et projette de rester quelques jours pour aider Véra à vider la maison familiale.
À aucun moment le lecteur ne sait ce qui est en jeu. Ce ne sera explicité qu'à la fin du livre. Et bien entendu, comme Elisa Shua Dusapin détient l'art de tout dire entre les lignes, le lecteur aura saisi à ce stade le secret, il aura dénoué les fils emmêlés, perçu la raison de la tension invisible et pourtant présente à chaque instant. Rebondissements s'en mêlent, le ton peut monter, les mots peuvent être crachés à la figure de l'autre. Comme dans la vie réelle, l'amour ne s'en trouve que plus absolu.

Aimer réellement, de cet intemporel et inconditionnel que le phénomène exige, n'est pas chose simple. Car aimer se décline sous mille verbe sous-jacents, comme accompagner, protéger, veiller sur. Et cet ensemble d'actions, lorsqu'elles se conjuguent, dépassent l'humain, par trop débordé d'émotions contraires. Le panier de l'amour est empli de fruits exotiques, certains tendres et juteux, d'autres amers et âpres. Ils sont indissociables. Le vieil incendie met en scène avec brio ces mille fruits et saveurs associées, sans bavardages, sans trait forci. Tel un mets culinaire suprême il enchante notre palais. On ferme le livre et encore une fois on se dit que l'on va continuer de suivre le travail d'Elisa Shua Dusapin.

LE VIEIL INCENDIE
Elisa Shua Dusapin
éditions ZOE 2023
Sélections Prix Médicis 2023
Sélection Prix Wepler - La Poste 2023

Photographie page fb de l'autrice.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Comments

  1. Merci aussi pour cette chronique qui présente à merveille l’esprit de ce livre .

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