Raconte-moi, la résilience.
Depuis quelque temps déjà je souhaitais lire un texte d'Aminatta Forna. Elle a écrit quatre romans, a été largement reconnue par le monde des lettres anglophone, et elle est traduite désormais dans dix-huit langues. Écossaise et sierra-léonaise, elle écrit en anglais. « Le paradoxe du bonheur » est son deuxième livre traduit en français. J'ai aimé le lire et en même temps j'ai vécu une expérience particulière. Je n'ai cessé de me demander pourquoi ces évidences qui apparaissaient dans le roman, page après page, ne me gênaient pas. Arrivée à la fin du livre j'ai compris. Ce que l'écrivaine dit dans ce livre est important. Et pour le dire, elle déroule le fil d'une histoire, lentement et patiemment. Elle raconte l'histoire de la résilience. Elle met en scène des hommes et des femmes qui ont souffert mais qui connaissent la joie, qui savent le bonheur, qui apprécient la valeur de ce qui est pur et authentique, sans attendre de la vie qu'elle soit sans douleur. Le livre devient un peu comme un ami. Il n'exige rien de son lecteur, mais le tient par la main.
Le roman se déroule à Londres, ville qui devient au fil de l'histoire le personnage principal du livre, celui qui englobe et embrasse toute la faune et la flore locale. Une américaine, Jean, a émigré en Angleterre et poursuit ses recherches sur la vie sauvage en zone urbaine. Elle répertorie les renards ou les coyotes, selon les cas. Elle les suit et analyse leur comportement. Un homme ghanéen, Attila, arrive à Londres pour une courte durée. Il est invité pour donner une conférence sur le SSPT, le syndrome de stress post-traumatique. Son métier est d'intervenir dans des situations extrêmes, au sein de pays dévorés par des conflits de tous ordres. Mais il est à Londres également pour s'occuper d'une amie de longue date atteinte d’Alzheimer. Et il va être amené à chercher son neveu perdu dans la ville suite à une sombre histoire. Les chemins de Jean et d'Attila vont se croiser. Ils vont s'accompagner et s'entraider dans leurs problématiques respectives. Et ils vont apprendre à se connaître cependant qu'ils parcourent les quatre coins de la capitale anglaise, et sillonnent dans son arrière pays.
Ce livre est assez impressionnant parce qu'il contient et traite de mille problématiques, sujets d'actualités et réflexions profondes. Il donne pleinement sa place à chaque question, tout en narrant une histoire et mettant en scène des personnages attachants. S'il s'était agi d'un essai ou d'un film documentaire, on n'aurait pas été mieux informé sur ces mille petits et grands sujets qui sont déliés. Plusieurs fois durant ma lecture j'ai pensé que le livre était terminé. Je ne voyais pas ce qu'on allait nous raconter d'autre. Eh bien si, le fil de l'histoire rencontrait sa suite, avec fluidité. Un peu comme dans la vie, où nous faisons chemin, un pas après l'autre, quoi qu'il arrive, un jour par beau temps et un jour par temps orageux !
Nos personnages ont traversé à leur tour bien des situations complexes, malheureuses et decevantes. Mais ils sont là et continuent de mener à bien leurs activités. Surtout, ils continuent d'être très humains, de s'entraider et de reconnaître un groupe soudé là où il se présente. Les scènes de nuit où plein de personnes qui ne se connaissaient pas au départ s'échinent pour trouver le neveu d'Attila sont caractéristiques de cette entraide. La première nuit, sans succès, se clot sur un repas partagé. On parle de nourriture dans ce livre, presque à toutes les pages ! Car qu'est d'autre la nourriture qu'une manière de faire lien, avec soi-même, avec l'autre... Ainsi la douceur qui peut vivre dans le coeur de l'homme se dévoile ici, tout autant que sa violence, sa folie, et sa sauvagerie. Et l'on nous parle des renards qui séjournent à Londres, des perruches qui volent dans les airs de cette ville et des phoques qui nagent dans ses eaux. On nous parle aussi des arbres qui sont abattus, des oiseaux qui sont chassés de leur demeure. Tout ce petit monde, pourrait-il cohabiter ? S'entendre sans s'en prendre les uns aux autres ?
Dans les dernières pages du livre (que j'ai lu dans sa version originale, en anglais) nous avons les remerciements de l'auteur. J'ai lu ces remerciements. Aminatta Forna raconte qu'il y a bien des années on lui a envoyé un livre. Elle ne connaissait pas celui qui lui a adressé ce petit colis, mais elle a lu l'essai qu'il renfermait. Il s'agissait du texte de Boris Cyrulnik sur la résilience. Une réflexion est née en elle, qui a été nourrie par des entretiens qu'elle a menés par la suite. Et le suc de cette réflexion s'est révélé ici, dans les mots prononcés ou pensés par son personnage Attila. Ce sont des mots et des pensées apaisants, tolérants, profonds, et d'une grande puissance respectueuse. Cet Attila est tendre, quoique très grand, très fort et costaud ! Tous les personnages et toutes les situations de ce roman sont dotés de contrastes et de paradoxes. Et on les aime pour cela, ils nous permettent d'entrapercevoir le sens de ce mot bonheur, lorsqu'il vibre dans le cœur de ceux qui, plus que quiconque, savent ce qu'est le malheur, ce que veut dire la souffrance.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.