Le champ, de Josef Winkler

Un cadavre dans le champ

Dans le champ que cultivait Jakob Winkler, père de l’auteur, est enseveli le cadavre d’Odilo Globocnik. Ce « Globus » est l’un des principaux responsables de l’extermination des Juifs d’Autriche. Il a ensuite organisé la traque et la déportation en Italie, et poursuivi sa « carrière » en Yougoslavie, contre les partisans et juifs. Caché en Carinthie sous une fausse identité, il a été reconnu, arrêté par les Anglais mais n’a pas laissé le temps à ses presque geôliers et juges de l’arrêter ; il a avalé la capsule de cyanure que, comme beaucoup de chefs nazis, il gardait sur lui.
Le récit de Josef Winkler ne donne pas ces informations d’un seul tenant, et le livre n’est en rien une enquête biographique sur ce monstre. Sa présence sous la terre suffit pour tout corrompre, et en particulier d’abord le blé qui pousse et dont on se sert pour faire le pain, ensuite le présent de ceux qui travaillent ce champ. Non que ces paysans soient hostiles au cadavre et à ce qu’il représente. Au contraire, on le verra. Mais il faut d’abord décrire ce livre magistral, d’une force rare, dense, étouffant, comme la littérature, la vraie, nous étouffe un temps pour que nous respirions mieux. Josef Winkler est l’écrivain d’un lieu : Kamering, en Carinthie. L’essentiel de son œuvre se déroule dans ce village à l’allure cruciforme. Il a été détruit par un incendie, et reconstruit selon ce modèle qui semble une pénitence voulue par les locaux à la foi ardente. Winkler a souvent parlé de son père, mettant en relief sa brutalité, racontant comment il avait fui cet homme, la famille, le village, l’Autriche, jusqu’à la langue qui était la sienne. Il a vécu en Italie, au Mexique, en Inde et quand il est rentré, ce fils prodigue n’était pas le bienvenu. Les habitants de Kamering ne l’attendaient pas avec des bouquets de fleurs.

Ce récit est plus apaisé, plus nuancé que les précédents qu’il reprend, tous, comme une somme. On retrouve l’héroïne d’un précédent récit intitulé L’Ukrainienne et comme nous l’apprend la préface de Bernard Banoun, son traducteur, les références aux autres livres sont présentes dans ce Champ. Rien de bien étonnant. Winkler est un écrivain du ressassement, de la répétition et des rituels. Ceux qu’il décrit pour mettre en lumière la folie qui les irrigue, ceux qu’il choisit, parce que la répétition et ses effets de vrille fondent sa langue d’écrivain. Le lecteur éprouve donc physiquement la lecture, a le sentiment de s’enfoncer ou de stagner. Chez n’importe quel écrivain de second ordre ce serait ennuyeux, ici, non. On reste fasciné par ce qu’on lit, ce qui revient d’un chapitre à l’autre.

La construction est méticuleuse, très pensée. Winkler ouvre chaque chapitre sur un poème en yiddish de Reizl Zychlinski. Cette poétesse qui a pu quitter la Pologne avant la Shoah est peu connue. Mais dans ses poèmes nés de la vie en Europe centrale on trouve des échos avec l’univers de Winkler. Les poèmes apparaissent dans leur écriture d’origine – le yiddish s’écrit avec les lettres hébraïques, puis dans la translittération en alphabet latin et la traduction en français. En tête de chaque chapitre une comptine met en scène Jockel (autre nom de Jakob). Dans son excellente postface, Banoun éclaire cette figure familière aux germanophones comme la forme de la comptine.

Il faut enfin s’arrêter sur les titres des chapitres : ils semblent résumer les quelques pages qu’on va lire mais restent à la fois intrigants, et amusants : « Les trois reporters de guerre atteints d’encéphalite cruciforme bovine sur le champ du Pâtis-aux-porcs, et, tu sais ça ? Z’êtes d’enterrement ! Globus a clamsé ! »
Et si l’on partait de ce dernier chapitre ? Le narrateur évoque là ses oncles, et son père, s’adressant, comme tout au long du récit à ce « Tate ». Ce mot appartient peut-être au dialecte parlé en Carinthie. Plus sûrement, c’est le mot yiddish pour Papa, quand Mame, tel que l’appelle Winkler est maman. Mot tendre et paradoxal quand on sait ce que le père et ses frères pensent encore des Juifs, quelques années après la guerre : « Tu te laissais entrainer, mon père, surtout par ton frère, l’oncle Franz qui avait été dans la SS – « Moi j’ai rien fait, j’étais à Nuremberg, à mon bureau ! » - et par ton beau-frère borné, l’oncle Hermann à la moustache hitlérienne, qui se lamentait souvent : « On a perdu la guerre ! Cochon d’Anglais ! Cochon de Russes ! Cochons d’Américains ! ».
Ces trois hommes ressassent leurs souvenirs de guerre, le père se pose en héros ayant failli mourir. Mais surtout, à l’instar de l’oncle Franz ancien SS, ils minorent ou nient leur responsabilité dans le crime. « Globus », le cadavre enfoui dans le champ avait sa façon de résumer sa carrière « Deux millions on en a liquidé ! ». La formule pleine de fierté revient et suffit à elle seule à définir le personnage. La ferme est un espace clos, voire rétréci. Le narrateur en explore tous les espaces, et chaque champ a son nom qui ne doit rien au hasard. Les enfants travaillent, sont maltraités, personne ne le voit, c’est à peine si la mère défend son fils violemment frappé par le père, et rares sont les moments de joie ou de communion. Les deuils se célèbrent avec tout le décorum affiché par ceux qui organisent les cérémonies ; ils mêlent le sordide au sacré, sous les regards du narrateur et des autres enfants. Winkler s’attache au moindre détail et sa phrase, riche en subordonnées semble la caméra qui tournerait en panoramique avant de s’arrêter en quelques gros plans. Les odeurs, les couleurs, tout ce qui est sensation est rendu dans ce qu’il a à la fois de puissant et de vénéneux et si une référence nous aidait, nous dirions Baudelaire pour la profonde ambiguïté ou réversibilité des choses. Je ne sais pas quel lecteur est Winkler. Il a sans doute Les Fleurs du Mal dans sa bibliothèque, non loin de son cher Jean Genet.

Le champ est un roman autrichien, de cette Autriche qui n’accepte pas le déni, le silence, la glorification. De cette Autriche que raconte Thomas Bernhard dans L’origine, premier tome de son autobiographie, quand le crucifix remplace la croix gammée ou le portrait de « Hitla » dans la salle de classe à Salzbourg. De cette Autriche qu’une nouvelle génération incarnée par Reinhard Kaiser Mühlecker raconte dans Lilas rouge ou Braconnages, toujours des histoires de ferme, et de silence. « Les désirs réprimés, contenus dans le sang des parents, deviennent la malédiction des enfants » C’est une phrase de Friedrich Hebbel que Winkler apprécie et qui le guide. Les écrivains autrichiens nommés ici, et d’autres sans doute la méditent et l’incarnent pareillement.

LE CHAMP
(Lass dich heimgeigen, Vater, oder Den Tod ins Herz mir schreibe)
Josef Winkler
Traduit de l'allemand (Autriche) par Bernard Banoun

éd. Verdier 2024 (v.o. 2018)

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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