« Cette présence au monde »
Vous êtes-il déjà arrivé de tomber en amour pour un écrivain, après avoir lu un de ses livres ; un seul ?!
J'avoue que depuis très longtemps déjà j'avais l'intention d'aborder l'œuvre de l'écrivain et poète écossais John Burnside, très connu pour son roman Scintillation. Mais finalement, Le bruit du dégel était peut-être la meilleure entrée possible dans cette littérature Burnside.
L'art du thé et l'univers du cinéma ont une large part dans la poésie de ce livre, dans son humanité et sa perspicacité. Livre intelligent, drôle, lucide, historique, esthétique .. le roman nous enlace et nous garde attentif, pour nous surprendre encore et encore. Il vient tout juste d'être publié en ce printemps 2021 dans la collection Suites des éditions Métailié, raison de plus pour succomber sans tergiverser. Et prenez garde parce que, comme moi, vous aurez peut-être envie de vous fondre immédiatement après dans tous les livres de John Burnside !
Le roman s'ouvre sur la rencontre d'une jeune étudiante et d'une femme bien plus âgée. Elles se dévisagent l'une l'autre, et un accord tacite est entériné. Si la jeune femme reste sobre cinq jours durant, alors Jean Culver acceptera de répondre à son enquête, et lui transmettre les histoires de sa vie. « Le jour où je fis la connaissance de Jean Culver fut aussi celui où j'arrêtai de boire » sont les premiers mots du livre !
Notre narratrice est étudiante en cinéma. Son colocataire, mentor et amant l'a envoyée faire un sondage, recueillir des histoires, et collectionner les atmosphères les entourant. Ce Laurits, de vingt ans son aîné, est un brillant réalisateur, et personnage très atypique. De fil en aiguille le lecteur va apprendre à connaître ces trois personnages principaux, leur passé, et ce qui les relie. Personnalités affirmées, natures sensibles, psychologie complexe s'allient pour nous raconter l'histoire des États-Unis au vingtième siècle. Mais c'est également une traversée du tunnel avec la promesse d'un éveil bienheureux qui nous est ici contée.
Dès qu'elle a une visite, Jean Culver, septentenaire, s'arrête de couper du bois à la hache, entre dans sa cuisine et propose un thé. Les thés sont souvent des tisanes ou des compositions qui lui sont propres puisqu'elle a travaillé une vie durant avec les plantes et les fleurs. Autour du thé la discussion s'engage. La rencontre se produit. Les révélations se font jour. Laurits de son côté vit par et pour le cinéma. Tous deux - avec notre narratrice - revisitent les scènes, les anecdotes, les subtilités des grands films et grands réalisateurs de toujours.
Entrelacé au cœur de ce monde de thé et de cinéma bat la pulsation de poésie. Emily Dickinson est reine de ces pages, notre narratrice connaissant son œuvre, depuis longtemps mémorisée. Mais elle n'est pas seule bien entendu. Ce roman scintille de références, qu'elles soient musicales, poétiques, cinématographiques ou autre.
Et puis il y a une large place laissée à l'histoire des Etats-Unis : son histoire politique, ses guerres, les mouvements contestataires des années soixante, les répressions et dissuasions féroces des renseignements généraux .. tout cela est mis en scène. Le frère de Jean est rentré dans le parti, sa nièce s'est faite rebelle et activiste, son neveu un désengagé qui s'est enrôlé. Et Jean raconte tous les événements de sa vie à cette jeune femme, qu'elle sent fragile et en souffrance. L'une et l'autre ont des deuils à faire, un vide vertigineux à combler. Bien entendu pour se livrer à l'autre il leur faudra transformer en mots des secrets enfouis, des histoires longtemps tues.
Je ne vous ai pas dit comment se nommait notre jeune étudiante en cinéma, et narratrice du roman ? Il vous faudra lire un bon tiers du livre, avant que quelqu'un s'adresse à elle en prononçant son prénom. Je ne vous gâcherai donc pas le plaisir de la découverte.
Mais avant de clore cet article, je peux à mon tour vous raconter une histoire, une anecdote vécue en lisant ce livre. Vers la fin du livre il est une scène où la jeune femme est dans une salle de cinéma. Elle va découvrir un des films de Laurits, inédit. Elle l'avait vu travailler sur certaines séquences, qui nous avaient été détaillées avec précision. À ses côtés nous entrons dans le film, dans la salle de cinéma, toutes lumières éteintes. La succession de séquences nous est relatée. Et c'est ainsi que je suis entrée dans ce film imaginaire, projeté sur cet écran que je voyais, parfaitement, dans le moindre détail. Et il m'est arrivé cette chose rare que l'on expérimente, quelques fois, au cinéma. J'ai été happée, ai pressenti que la scène allait être poignante et avant même d'avoir le temps de voir venir l'instant magique qui me bouleverserait infiniment, les larmes étaient en train de ruisseler sur mes joues.
Le livre aurait pu se terminer après cette scène. J'aurais été satisfaite. C'était parfait. Mais John Burnside nous offre une deuxième fin, pour tous les autres lecteurs qui attendaient la suite. Et j'ai été heureuse. C'était merveilleux !
Voilà l'art, le don inouï, de l'écrivain John Burnside. Sans rien dire, sans rien expliquer, il nous dit tout. Et il parvient à faire cela en insérant une œuvre d'art dans une autre, elle-même insérée dans une autre encore. (Dans l'exemple donné ci-dessus un poème était au cœur d'un film, lui-même au cœur du roman). Les trois couches successives de poésie, de cinéma et de fiction en prose augmentent de manière exponentielle la puissance d'évocation de l'auteur. Que vous dire d'autre ? La rencontre entre les personnages principaux du roman n'est pas chose hasardeuse, pas plus que celle avec le roman serait fortuite.
LE BRUIT DU DÉGEL
(Ashland & Vine)
John Burnside
Traduit de l'anglais (Écosse) par Catherine Richard-Mas
éd. Métailié, 2018 (v.o. 2017)
collection Suites, 2020
La photographie noir et blanc présentée dans l'article est l'oeuvre de Mitch Dobrowner.
La photographie célébrant la couverture du livre est de © murielarie pour Kimamori.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.