L’Atelier des poussières, de Marianne Alphant

Poussière et idées

Faisons bref, afin que la poussière de nos mots ne s’envolent pas en tous sens, trop vite oubliée.

Épousseter, on le sait, est plutôt fastidieux : tout revient vite et on doit recommencer ou renoncer.

Les idées qui nous traversent l’esprit sont également volatiles. Si on est en chemin, sans papier ni crayons, elles apparaissent et disparaissent sans que l’on puisse les attraper.

Ménage et philosophie se ressemblent : la poussière les unit, presque invisible. Les idées volètent comme toutes ces particules qui se dispersent dans l’atmosphère dès que l’on manie le chiffon. Mais lisons plutôt ce qu’en écrit Marianne Alphant dans son Atelier des poussières : « Spray à vitres, chiffon microfibre, lingettes à la cire d’abeille. Faire son lit, balayer, penser à ce qu’on fait mais ne pas trop penser : remettre un peu d’ordre dans le bric-à-brac de l’étagère mais vite, la main légère. Ouvrir quand même la boîte en ivoire sur un dé miniature, trois clous de tapisserie, une vis, un écrou, un petit coquillage en forme de corne ou de défense, antalis vulgaris, à garder, à jeter, on verra plus tard, refermer la boîte, essuyer le verre de son médaillon, l’embuer avant de le frotter sans s’attarder au décor de pastorale, il faut avancer mais si l’on pense à ce qu’on fait, difficile de ne pas s’arrêter sur l’objet, et c’est parti. »

Tout commence par un souvenir. La jeune Marianne étudie à l’ENS. Elle bute sur la pensée de Hegel ; d’autres qu’elle s’y sont cassé le nez ou la tête. La dialectique du maitre et de l’esclave demande beaucoup de patience. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois et à un moment, abandonne. Son amie Anne tente de lui expliquer cette pensée.

Les deux étudiantes quittent la chambre, oubliant d’éteindre une bougie. Une épaisse fumée alerte les voisins. Quand elles rentrent, la pièce est noire de suie, les quelques meubles aussi, les notes prises quasi illisibles. Le lien entre le ménage et la pensée (un temps suspendue) s’établit. La chambre du philosophe occupera une large place dans cet Atelier des poussières, entre narration et essai. Marianne Alphant écrit à la lisière des genres, emprunte à l’un et l’autre, voire au théâtre. Question de vitesse.

Elle met en scène des personnages, use du dialogue, sans craindre l’anachronisme quand des êtres de siècles différents sont ensemble à parler d’objets ou de phénomènes du présent. Lampe valet de Kant et Limousin celui de Descartes, parlent ainsi de neutrons de protons ou d’Hiroshima.

Le livre se termine avec une galerie de personnages, ceux que l’on a rencontrés dans un chapitre ou l’autre. Ce sont pour la plupart des domestiques, hommes et femmes. Ce afin que lisant le texte, on sache qui sert qui. Figaro, Scapin, Sganarelle ou Clov en sont, héros de Beaumarchais, Molière ou Beckett, mais aussi Cendrillon, Cosette ou Françoise, la solide bonne de Marcel à Combray comme à Paris. Sans oublier les serviteurs et servantes des philosophes puisque Descartes, Leibniz, Rousseau, Hegel, Sartre et tant d’autres avaient besoin qu’on s’occupe d’eux, au quotidien.

La narratrice relate cela dans des chapitres qui peuvent tourner à la comédie, mais pas que. Les idées sont élevées ; elles naissent pourtant de la vie matérielle, pour reprendre un beau titre de Duras. Le goût de la dissection de Descartes, la fabrication des verres par Spinoza, les promenades obsessionnelles de Kant, toutes ces activités qui font avancer la pensée sans qu’on le voie, ce sont ces infimes détails qui font la matière du temps.

De ce point de vue-là, pour le lecteur de Marianne Alphant ce n’est pas nouveau. Son style, ou sa manière, c’est le détail, en tant qu’il révèle un tout. Affaire d’optique dirait un philosophe installé à Amsterdam, cité plus haut. Elle a pas mal écrit sur Monet (dont la touche est comme des virgules) et je recommande très vivement Ces choses-là, promenade dans le XVIIIème siècle à travers la peinture, la littérature, entre délicatesse et brutalité, alliant les jardins à l’anglaise et Sade, Tiepolo et la guillotine. Comme les meilleurs livres, il donne envie de lire ou relire, Diderot par exemple.

Mais revenons à notre ménage. On savourera les pages consacrées aux manuels destinés aux domestiques ou à quelque personnel de maison. Il y a ceux écrits par des aristocrates (ou adeptes de la particule), et ceux composés, encore aujourd’hui, par qui veut enseigner l’efficacité. Très utile, l’efficacité, par les temps qui courent. Certains passages donnent la chair de poule ; d’autres, qui les raillent, font rire comme les Instructions aux domestiques de Swift, et que l’autrice conclut d’une juste parenthèse : « (Ne venez pas avant d’avoir été appelée trois ou quatre fois disait Swift, il n’y a que les chiens pour répondre au premier sifflement.) »

Il faut dire que la condition des domestiques n’est jamais bien enviable. La narratrice fait une liste (assez savoureuse convenons-en) des injures qui les accablent. A écouter les maîtres, ils forment une ménagerie : le chien côtoie la vipère, la dinde ou le crapaud. Les tâches qui leur incombent, et c’est beaucoup moins drôle, ont toujours avoir avec le sale, l’abject, le dégoûtant et l’intime en sa mauvaise part. Les manuels de savoir-vivre comme La vie chez soi et dans le monde codifient le moindre geste et définissent la place exacte de la servante ou du serviteur. Par terre.

Existent-ils en tant qu’humain ? On a envie de reprendre l’échange entre Clov et son maitre : « A quoi est-ce que je sers ? – A me donner la réplique. » Sur la scène de la maison, c’est à peu près pareil.

La place accordée aux femmes est facile à deviner : « la femme ne se saisit pas du monde, elle se forme on ne sait pas comment par imprégnation, par les circonstances de la vie » C’est un peu le cas pour Céleste. Avec Proust, en effet, la situation a de quoi s’interroger. Marianne Alphant reprend le témoignage de Céleste et montre à quelles contraintes presque infinies la fidèle servante du romancier devait répondre. Un objet tombait à terre, il fallait s’en défaire au plus vite. Le nettoyer bien sûr, voire le jeter. Le mot poussière était interdit dans l’appartement d’un asthmatique. Le dévouement de la servante n’en est que plus remarquable. Au point de l’aveugler. Elle ne comprend pas pourquoi il garde des listes de serviteurs.

Mais l’ordre si nécessaire à certains ne l’est pas pour tous. Dickens fait le ménage dès qu’il arrive dans un lieu nouveau. C’est tout juste s’il n’a pas avec lui tout le matériel du spécialiste pour ce faire. L’atelier du peintre Francis Bacon est un fouillis innommable. Mais c’est son « aide-mémoire ».

Poussière et idées volètent : la phrase nominale, l’emploi musical de l’infinitif ou du participe présent, la ponctuation principalement constituée de virgules et la brièveté des phrases, tout concourt à rendre la vitesse à laquelle le temps file. L’écrivaine, qui doit aussi entretenir un intérieur rappelle ce lien entre l’activité créatrice (ou qui tente de l’être) et le ménage. Laissons-lui les derniers mots : « Rêver, imaginer, s’interroger, se rappeler, etc. Comment être toujours à ce qu’on fait sans éprouver l’ennui, l’astreinte, sans se dire : c’est toujours pareil, plan-plan, fastidieux, grossier, plat, prosaïque, terre à terre, sans fin, cela manque de souffle - ne pas souffler sur la poussière qui va se déposer ailleurs -, rien de grandiose, c’est dérisoire, mortel, implacable, usant, cela s’émiette, desquame, se volatilise, retombe, il faut lutter, user l’usure, on n’en finira pas. »

L'ATELIER DES POUSSIÈRES
Marianne Alphant
éd. P.O.L. 2025

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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