Mémoire vacillante et toute puissance de l'oubli
Rabih Alameddine est un écrivain que j'aime lire. D'un livre à l'autre il me surprend, m'émerveille, m'enchante, m'horrifie, m'éclaire et me transporte. Son précédent roman "Les vies de papier" avait ravi les lecteurs, et avait remporté le Prix Femina étranger. Son tout dernier roman traduit en français et disponible en librairie à la fin de ce mois d'août 2018 nous surprendra plus encore que les précédents. Pour tout vous dire, je l'ai dévoré en 48h, horrifiée, effrayée par la facilité avec laquelle je m'étais engouffrée dans une lecture où violence et folie frôlent l'inacceptable très insupportable. Seulement voilà, comme toujours avec Rabih Alameddine l'humour est présent, l'intelligence et l'érudition vibrent derrière chaque mot, chaque phrase, chaque idée. Mais pour une fois j'ai eu l'impression que l'écrivain était très en colère. Je constate en ce moment que ce n'est ni le seul écrivain, ni le seul résident des Etats-Unis à l'être. C'est probablement la raison pour laquelle le livre nous met en garde, contre l'oubli, contre la perte de la mémoire. Et pour ce faire il opte pour tous les moyens politiquement incorrect à sa disposition ! Voilà peut-être ce que j'ai aimé avant tout ici, l'écrivain ne mâche pas ses mots. Plein d'esprit, de finesse et de créativité, le dire est aussi brut de fonderie. Et s'il fallait le préciser, nous avons encore une fois un travail littéraire remarquable.
Le mode de narration est multiple dans ce livre. Nous suivons d'une part le flux de conscience d'un narrateur qui se présente de lui-même à une clinique psychiatrique et demande à être interné. Une nuit durant nous sommes plongés dans ses pensées en attendant de connaître, comme lui, le verdict des spécialistes psychothérapeutes : vont-ils décider de l'enfermer dans leur institution ?! D'autre part, il s'insère dans le récit des entrevues entre Satan, La Mort et les 14 saints auxiliaires, anges gardiens du narrateur dans le passé ! Pour finir, des histoires fictives sont entrelacées dans le texte : elles sont écrites par le narrateur qui est un poète gay yéménite, élevé en Egypte puis au Liban, ayant séjourné à Stockholm, résidant à San Francisco depuis plusieurs décennies.
Progressivement nous allons connaître l'histoire du narrateur, au travers de ses pensées où il s'adresse toujours à son amant Doc, décédé dans les années quatre vingt, mais aussi par les récits extraordinaires, hilarants, étranges, des saints auxiliaires, de La Mort et de Satan. Le poète lui-même a été toute sa vie en conversation avec eux, mais maintenant il a perdu la foi avec tout ce qui se passe dans le monde et aussi après avoir perdu tous ses amis, amours, amants, du sida deux décennies plus tôt. Le combat qui se livre sous nos yeux est celui de la mémoire contre l'oubli. L'oubli étant la grande tentation à laquelle tous succombent et que défend La Mort ; de son côté, Satan le rebelle, invite à se souvenir, à se retrouver dans son imperfection et à refuser le changement qui ne se justifie pas...
L'histoire de la vie de cet homme est romanesque, tortueuse aussi. Rien n'est adouci dans ce livre. Les scènes de "dépravation" sexuelle sont difficiles à avaler. L'humiliation est poussée à son extrême. Les propos tenus sur les Arabes inadmissibles. Mais bien-sûr c'est entre les lignes qu'on lira où se trouve l'humiliation, qui est chéri, martyrisé, qui est le bouc-émissaire et qui est celui qui souffre. Tous ceux que l'on ne voit pas souffrir qu'il s'agisse des homosexuels souffrant et mourant du sida dans les années quatre vingt, ou des arabes, ou des mauvais chrétiens, ou, ou, ou... ils sont tous mis en scène dans ce texte qui nous invite à porter un regard neuf sur le malheur... De la même manière les conversations entre les saints, l'ange rebelle et la mort peuvent frôler le grotesque, et pourtant il y a des perles de sagesse dedans. Rien n'est ce qu'il paraît ici. Et de ce fait l'écrivain arrive à dire tout ce qu'il a envie de dire. Il dénonce en employant l'humour. Se fâche en noircissant le trait jusque la caricature.
J'aimerais vous dire tant de choses de ce livre, mais le plus simple reste de vous offrir quelques citations, traduites par moi en attendant que j'aie le texte français entre les mains :
« Tu as l'air fatigué, dit Satan, je lui dis que je l'étais, que je n'aurai aucun mal à m'endormir dans ce fauteuil inconfortable même si je n'avais pas à portée de main mes deux principales aides à l'endormissement, mon chat Béhémoth et l'enregistrement YouTube de l'aspirateur Hoover WindTunnel. Je ne sais pas pourquoi je trouve ce son si réconfortant, Doc, dans mon enfance au Caire, mes siestes de l'après-midi coïncidaient avec le battage rythmique des tapis à l'extérieur de ma chambre, je m'étais habitué à m'endormir avec ce bruit, mais personne ne bat plus les tapis, quelle honte, seulement voilà, j'ai découvert que non seulement un aspirateur enlevait la saleté plus efficacement, mais invoquait aussi Hypnose tout aussi bien que le battage, et il y avait des enregistrements de douze heures d'affilée de toutes sortes d'électroménagers en ligne, bienvenue en Amérique, maintenant endors-toi. »
Et puis aussi, ce petit paragraphe insolite :
« Un homme qui ne s'implique pas dans la vie ne devrait pas s'impliquer dans la poésie, dit Satan, accepte Lucifer pour muse ; quand Adam, encore vierge de ruse, croqua pour la première fois dans la pomme succulente d'or et de rouge éclatant et lécha son jus qui se dessinait sur son menton, la poésie fut née, par une fissure s'ouvrant devant eux, lui et sa plantureuse compagne étaient projetés dans un monde rayonnant de contraste, jetés hors du banal Paradis comme des capotes usées de la veille, le serpent ancien leur offrait vie, et vers, et art. »
J'ai lu et savouré ce livre dans sa version originale (en anglais). La langue anglaise permet aux mots d'être crachés sans ménagement, tout en étant écrits dans un style ancien et élégant, et ça passe. Je suis très curieuse de découvrir le travail du traducteur français, certes pas une tâche facile d'autant plus qu'il y a mille et une références voguant sous la plume d'Alameddine. Elles peuvent apparaître ouvertement ou très subtilement, mais dès le début du livre le titre du roman est rapproché des écrits de Walter Benjamin. Voici quelques mots écrits par lui au sujet de l'Angelus novus, tableau de Paul Klee qui lui appartenait :
« Angelus Novus, un tableau de Klee, montre un ange qui semble être sur le point de s'éloigner de quelque chose qu'il contemple fixement. Son regard est fixe, sa bouche ouverte, ses ailes sont déployées. C'est ainsi que l'on se représente l'ange de l'histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où l'on apercevrait une chaîne d'événements, lui ne voit qu'une catastrophe unique s'accumulant en pile, dégâts par-dessus dégâts, jetés devant lui à ses pieds. L'ange aimerait rester là, réveiller les morts, et remettre en état ce qui a été broyé. Mais une tempête souffle du Paradis ; elle s'est empêtrée dans ses ailes avec une telle violence que l'ange ne peut plus les replier. La tempête inévitablement le propulse vers ce futur auquel il tourne le dos, cependant que la pile de débris devant lui s'élève jusqu'aux cieux. Cette tempête est ce que nous appelons progrès. »
Voilà. L'Ange de l'Histoire est un roman qui vous agrippe, qui vous passionne et vous horrifie. Il secoue son lecteur mais ne le maltraite pas, ni jamais ne l'ennuie. Et tout ce temps il y a des messages plus importants qui sont là, à se mouvoir en profondeur. Mais il y a aussi de la musique et des chansons qui se promènent dans ce texte, pour qui sait y voir !
Eh oui, je vous encourage à lire Rabih Alameddine. Si vous n'avez pas encore lu son "Les vies de papier", je vous le conseille, éventuellement avant celui-ci, si vous préférez un roman un peu plus tendre dans ses propos.
L'Ange de l'Histoire sera disponible en librairie dans sa traduction française le 30 août 2018.