Là où nous dansions, de Judith Perrignon

Toutes les faces d'une ville

Je ne savais rien de la ville de Detroit, située dans l'état de Michigan, aux États-Unis. Je ne savais rien non plus du street-artiste français Bilal Berreni alias Zoo Project. Et j'ai lu ce roman de l'écrivaine et journaliste Judith Perrignon. Je l'ai lu passionnément. Or arrivé à la fin du livre j'ai subitement réalisé que tout dans ce livre relevait de la réalité. Et le choc fut grand. Mon plaisir de lecture n'en avait pas été diminué, simplement la révélation m'a donné un petit électrochoc. Le talent de l'écrivaine est indéniable tant elle excelle dans l'art de nous transporter au cœur d'un univers fictionnel merveilleux pour mieux nous plonger dans des vérités cruciales.

L'histoire se raconte en deux temps, narrés en parallèle : l'origine du projet Brewster-Douglass initialisé en 1935, et l'après, en 2013. Madame Eleanor Roosevelt, la first lady, épouse et cousine de Franklin D. Roosevelt arrive à Detroit pour faire l'annonce officielle de la construction de bâtiments et d'appartements confortables destinés à la population noire ouvrière de la ville industrielle de Detroit. Projet social, il charme la population noire ; la première dame elle-même touche les cœurs de toutes les femmes et les mères des ouvriers noirs exploités et maltraités. Les familles s'installeront dans ces nouveaux immeubles de quelques étages auxquels succèderont des tours inhumaines. Mais au fil des générations ces complexes se feront monstrueux, généreront de la délinquance puis de la violence incommensurable. Car, dans les chapitres qui se déroulent en 2013, la ville de Detroit est déclarée en banqueroute. Les ruines désaffectées du Brewster Project sont détruites pour faire place à la gentrification en marche.

Nous suivrons Ira, le policier noir qui a une cinquantaine d'années et qui a vécu et grandi dans ces immeubles du Brewster, ainsi qu'une inspectrice, Sarah, dédiée à l'identifications des morts qui sont transportés chaque jour à la morgue. A leur côté nous remontons l'histoire du lieu. Nous serons touchés, émus, parfois avec un grand sourire enjoué et par moments empreints d'une mélancolie mélodieuse. Car Ira et Sarah aiment leur ville. Tous deux enquêtent sur l'assassinat de ce jeune homme inconnu dont le cadavre vient d'être retrouvé au pied des tours monstrueuses. Ce n'est que vers la fin du livre que son identité leur sera révélée et nous sera dévoilée.

Le roman nous invite à entrer dans le souffle de vie et dans l'âme profonde noire-américaine. Qui sont ces hommes et ces femmes. Comment se fait-il que la joie de vivre est en eux, et que la musique même de l'époque jaillit de ces quartiers si modestes ? Eh oui, la musique et la danse sont à toutes les pages de ce roman. Le petit Stevie Wonder avec son harmonica qui s'embringuait dans les tournées de la Motown, la fringante Diana Ross que l'on verra en jeune fille du Brewster Project surprotégée par ses parents, le Révérend Franklin qui comptait dans sa chorale de prêche sa fille Aretha.. voilà d'où ils sont issus ! Sans compter la danse qui, dans l'esprit des anciens, reflète la mal-évolution de la société : rien n'a plus été pareil à partir du moment où les jeunes se sont mis à danser seuls, et non plus à deux, en couple. Oui, la mesure bat, au rythme du travail ouvrier et de la musique, des jeux de rues de gamin et de meurtres délinquants à sang froid.

Voyez-vous, au-delà de l'histoire noir américaine, c'est celle d'une époque qui est mise en relief ici. Patiemment, sans explications ni commentaires, Judith Perrignon fait défiler sous nos yeux l'ère industrielle, puis celle post-industrielle. Et c'est l'architecture d'une ville qui à chaque temps fait face neuve. La gentrification est en latence en 2013 dans le roman, mais aujourd'hui, en 2020, on peut voir les images de ce nouveau Detroit qui s'est construit sur les terrains des projets lancés par Eleanor Roosevelt. Notre époque se lit dans ces pages, et l'on y lit l'avant, cet autrefois qui n'est pas si éloigné de nous malgré tout.
Comme je vous le disais au début de cet article, j'ai eu grand plaisir à lire Judith Perrignon et me plongerai dorénavant volontiers dans ces précédents et futurs écrits. Car sa sensibilité, la justesse de sa vision et la fluidité de son écriture fictionnelle vont de pair avec la solidité de la documentation et des recherches qu'elle a dû effectuer pour mettre au monde Là où nous dansions.

LÀ OÙ NOUS DANSIONS
Judith Perrignon
éd. Rivages, 2021

Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Images de la ville de Detroit en 2003 et 2018,
- Image de danse Lindy hop.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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