Une opposition légendaire !
Tous les quatre ou cinq ans il faut lire un Orhan Pamuk ! Plus souvent, c'est difficile car la lecture est longue et la digestion lente ; moins souvent ce serait dommage. Mais dans le cas de ce tout dernier roman publié par le Prix Nobel de Littérature, on peut faire une exception. Pour une fois le texte n'est ni très long ni très lent. On y retrouve malgré tout les thèmes favoris de l'écrivain, traités avec un peu plus de légèreté peut-être. L'Orient et L'Occident cohabitent dans un même pays - la Turquie - et s'opposent. Cette opposition, cette dualité, se joue dans les relations humaines, entre l'homme et la femme, entre le père et le fils, entre la mère et le fils... Ici, l'écrivain s'appuie sur deux mythes épiques, celui d'Œdipe d'un côté, et celui de Rostam et Sohrab de l'autre, pour étayer son propos.
Le roman se déroule sur une trentaine d'années de la vie du narrateur. Il a dix-sept lorsqu'il part travailler, seul, au milieu de nulle part, dans les alentours de la capitale, pour creuser un puits, en tant qu'apprenti d'un maître puisatier. Cet homme sera pour lui une figure de père car son propre père a disparu, ayant abandonné le foyer après avoir été arrêté et emprisonné pour actions militantes contre le régime. Son père était doux et érudit, cet homme est rustre et autoritaire. Et c'est cela qui va l'aider, ou le forcer, à se libérer du "père" et devenir homme. Mais il deviendra homme en ayant une vérité cachée au fond du puits qu'il creusait...
Au sortir de cette expérience singulière il va poursuivre son chemin de vie. Il fait des études, se marie et prospère, mais son passé est sur ses talons et le lecteur vit avec la hantise de le voir rattrapé par ses secrets, sources de cauchemars.
Et pourquoi le livre s'appelle-t-il La femme aux cheveux roux, alors ?!
La réponse est plus complexe que l'on ne pourrait le penser. Cette femme aux cheveux roux est comédienne. Sa troupe de théâtre a monté la tente des représentations dans le petit village jouxtant le terrain où le maître puisatier a été appelé pour trouver de l'eau. La troupe s'est inspirée de mythes anciens pour ses représentations. Le jeune garçon érudit connaît certaines de ces histoires pour les avoir lues dans un livre. Il a entendu d'autres histoires durant les longues soirées passées en tête à tête avec le maître puisatier. Il retiendra deux récits hauts en couleur : Œdipe tue son père dans un mythe grecque ; Sohrab est tué par son père dans une épopée persane. Et la femme rousse joue le rôle de la mère de Sohrab, sur scène, et pleure son fils mort.
Je vous ai dit tout cela mais je ne vous ai encore rien raconté, de l'histoire du roman. Vous découvrirez le vrai fil du récit quand vous vous serez plongés dedans. Mais vous l'aurez compris, Pamuk analyse l'Orient et l'Occident sur la base de cette possibilité de "tuer le père" ou, à l'inverse, du conditionnement en voie d'être "tué par le père". Doit-on obéir et se soumettre ou se rebeller et trouver la libération ? Encore une fois la question est plus complexe qu'il n'y paraît. Où est l'honnête homme ici ? À quels fins "tue-t-on le père" ? Et quid de la probabilité que les deux valeurs se conjuguent et se mélangent : qu'advient-il alors ?...
Par moments le message véhiculé paraît choquant, notamment s'il y avait un message caché sur le rôle et la position de la femme. La troisième partie du livre - et fin du récit - qui donne la parole à la femme rousse pourrait nous horrifier. Mais je pense qu'Orhan Pamuk est un érudit plus torturé et plus incompréhensible qu'il n'y paraît au prime abord. On ne saurait dire ce qu'il dénonce et ce qu'il critique. Il nous présente divers points de vues, divers liens ascendant-descendant. Au lecteur de s'en débrouiller.
Alors, oui, j'ai aimé ce livre, puisque je vous en parle. Je ne l'ai pas adoré comme Mon Nom est Rouge, il ne m'a pas bouleversée comme Le Musée de l'Innocence non plus. Il m'a permis de comprendre que j'étais devenue un peu plus cynique que lorsque j'avais lu les précédents romans du Prix Nobel. Et puis, qui sait, l'écrivain est peut-être devenu plus désillusionné aussi. Car il ne faut pas oublier que Pamuk a toujours affectionné les villes, qu'il employait comme personnages principaux de ses romans. Ici, aussi, nous avons une présence forte du lieu, et de l'évolution des lieux. Une bourgade éloignée d'Istanbul devient une périphérie très urbanisée de la capitale en quelques petites décennies. Trente ans après le début de l'histoire le narrateur ne reconnaît rien des environs de sa grande ville. Or il a contribué directement à cette évolution insensée. Il fait partie de ceux qui ont été constructeurs et promoteurs immobiliers. C'est une vue du ciel qu'il nous donne dans le roman, provenant de Google-maps. Ce ne sont plus les images de rues de la ville, parcourues par un jeune homme, comme c'était le cas dans Le Musée de l'Innocence...
Les illustrations présentées dans l'article sont les oeuvres de :
- Paul Cézanne,
- Dante Gabriel Rossetti.
La photographie d'Orhan Pamuk apparaissant tout au début de l'article a été prise par © Manuel Braun.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.
Comments
Je découvre votre blog avec curiosité, en particulier pour ce dernier roman d’un écrivain que j’aime beaucoup. « Le musée de l’innocence » m’a déçue, « Mon nom est Rouge » et « Istanbul » m’ont enchantée (d’autres titres sur mon blog). Je reviendrai explorer vos rubriques. (En lisant l’explication de « Kimamori », je me dis que vous serez peut-être intéressée par le livre que je commenterai jeudi prochain, pour info.)
J’ai été très intéressée par votre commentaire, et passionnée par votre article présentant l’essai de Corinne Atlan. Si vous lisez l’anglais je vous invite à vous plonger dans « The Lady and The Monk » de Pico Iyer (https://www.kimamori.fr/litterature-hors-fiction/se-perdre-pour-se-trouver/ )qui malheureusement n’a pas été traduit en français à ce jour. Et en français, je vous conseille « Sarinagara » de Philippe Forest (https://www.kimamori.fr/litterature-fiction/le-feu-et-la-rose-ne-feront-quun/ ). Ils sont pour moi les deux « non japonais » qui savent transmettre le ressenti japonais avec excellence. J’aurais encore tant d’autres références à partager avec vous, chère Tania… Je serais ravie si vous vous abonnez à mon « Journal Littéraire du Vendredi » envoyé toutes les semaines. Dans le dernier numéro je parlais de l’exposition de l’architecte japonais Tadao Ando (https://mailchi.mp/3162d75b88f0/le-journal-littraire-du-vendredi?e=444e47ec97 )