Italo Calvino, Romans – collection La Pléiade

Quatre saisons avec Italo Calvino

C’est un peu comme la venue des bourgeons sur les arbres, ou celle des fleurs. Les livres apparaissent, et les revues, les articles. Vers la fin août, les arbres sont surtout des marronniers. L’un d’eux s’appelle « rentrée littéraire ». D’autres marronniers existent : rentrée scolaire, rentrée sociale, ponts de mai et bouchons vacances … Oublions-les, et revenons aux livres.

En avril, avec un Cahier de l’Herne, est arrivée la première floraison Calvino. Ce beau volume est un mode de reconnaissance, de consécration : Nabokov, Michon, Echenoz ou Modiano ont suivi Giono, Colette ou Quignard. On y trouve de nombreux inédits de l’auteur, des analyses et commentaires de ses amis Pavese, Natalia Ginzburg ou Elio Vittorini, des textes de Yannick Haenel, Hervé Le Tellier ou Paul Fournel. Les débats ou polémiques avec Pasolini figurent également dans ce riche volume. Bref, Calvino est à sa place dans la collection évoquée. Une phrase tirée de Pourquoi lire les classiques suffit à dire pourquoi on le relit : « un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire ». Ainsi, lire Le Baron perché ou Marcovaldo est déjà le relire. On commence au collège ou au lycée. C’est une façon d’apprendre. Soit à se rebeller sans s’isoler, ou à aimer la nature, en la cherchant où elle se cache le mieux : en ville. L’adulte ouvre à nouveau ces romans en sachant mais il découvre, aussi. Quant à Si une nuit d’hiver, un voyageur, l’un des romans les plus inventifs du siècle passé, c’est une source infinie d’inspiration pour qui veut écrire.

Roman sur le roman, sur la vitalité de cet art, il met en scène deux héros : le lecteur et la lectrice. Si une nuit d’hiver un voyageur suscite la curiosité. Impatient de tourner les pages, fébrile même, on se tempère afin de bien assimiler ce qu’on lit. Et puis on est confronté à des soucis « techniques », comme les héros : le brochage a été mal fait, des pages manquent ou des chapitres d’un roman sentimental se mêlent à ceux d’un roman noir. En somme on doit s’interrompre, comme s’interrompent Tristram Shandy de Sterne ou Jacques le Fataliste, de Diderot. Comme ses deux ancêtres et comme ses amis et contemporains de l’OULIPO, Perec entre autres, Italo Calvino est un romancier joueur.
A lire les textes rassemblés dans la Pléiade parue cet automne, on mesure combien l’écrivain italien a vécu et pensé la littérature autant qu’il pensait son époque. On pourra tirer la même conclusion en lisant Le cahier de l’Herne paru ce printemps, dirigé par Martin Rueff et Christophe Mileschi. Les articles, essais et lettres que l’on trouvera par ailleurs dans les traductions des deux mêmes passeurs, rappellent que notre auteur était ancré dans l’histoire et le paysage de son pays, mais aussi dans l’espace européen. Pourquoi lire les classiques, Leçons américaines, La machine littérature, Tourner la page… Autant de recueils pour approfondir ce que la littérature vue par ce liseur - terme que Pierre Bourdieu trouvait plus sensible et évocateur que lecteur - représentait.

Histoire et géographie : dès le début les deux savoirs sont mêlés. Calvino a passé son enfance et son adolescence en Ligurie. Non loin de Turin où il rencontre Pavese, son mentor et travaille comme éditeur chez Einaudi. Non loin de la France dont il parle parfaitement la langue : il deviendra « ermite à Paris » dans les années soixante-dix.
Sa ville est San Remo. Il la décrit dans Le sentier des nids d’araignée. Mais elle n’est cependant pas celle que nous imaginons avec sa promenade touristique en bord de mer, ses luxueuses villas et son casino. Le jeune homme qui s’est engagé au côté des partisans en 1943 montre une cité sans grâce, labyrinthique, toute en ruelles obscures et recoins. Sa vision n’en est pas naturaliste pour autant. Il veut rendre « la saveur âcre de la vie que nous venions de vivre » et explique dans une préface de 1964, que tout le problème de ce rendu était d’ordre poétique. Calvino est très jeune, il sort des maquis et voit dans son premier roman publié une « note de joyeuse crânerie ». Ses personnages ne sont pas héroïques, plutôt débrouillards. Comment, en effet, écrire sur ce grand moment de l’Histoire italienne ? Surtout en 1947, en pleine glorification de la Résistance, incarnée par exemple par Rome, ville ouverte ? Pavese le signifie dans La maison dans les collines : « Tous ceux qui tombent ressemblent à ceux qui survivent, et leur en demandent raison. » On est loin des idéaux. Loin des thuriféraires comme des détracteurs de la Résistance.

Calvino inspiré par le Roland furieux de l’Arioste, retrouve ce classique dans le trop méconnu Une affaire personnelle, de Beppe Fenoglio. Ce qu’il écrit de ce roman ressemble à une profession de foi, l’engage pour toute une vie d’écrivain : « Et c’est un livre de paysages, et c’est un livre de figures alertes et toujours vives, et c’est un livre de mots précis et véridiques ». Une définition qui vaut pour Babel dont il a aimé Cavalerie rouge, et pour Hemingway.
Le romancier cite de nombreux ancêtres issus de la bibliothèque, mais une référence apparait qui peut étonner : celle de Picasso. Dans sa postface à La Trilogie « Nos ancêtres », il cerne l’œuvre du peintre, il assigne des buts à la sienne : « Picasso : modèle d’imagination extravertie, sensible à tout signal d’alarme dans l’air de son temps – comme à tout indice de bonheur -, et prompt à trouver de nouveaux signes pour exprimer tout ce qui advient dans son entendement et dans son humeur, dans l’entendement et dans l’humeur de tous ». Encore un mot clé : bonheur.
Beaucoup ont reproché à Calvino d’être « cérébral ». L’homme était réservé, pudique, se livrant à peine dans les récits constituant La Route de San Giovanni. On trouvera sans doute ce recueil dans un volume Quarto à paraitre en 2025. Plaisir, alors, de relire « Autobiographie d’un spectateur », dans lequel il parle du cinéma de sa jeunesse, fait l’éloge de Fellini, l’un de ses cinéastes de chevet. Dans un court texte de ce Cahier de l’Herne, « Je voudrais être Mercutio », l’écrivain dresse un autoportrait rêvé en Mercutio : « (…) un homme moderne -, sceptique et ironique : un Don Quichotte qui sait parfaitement ce que sont les rêves et ce qu’est la réalité, et qui vit ceci et cela les yeux bien ouverts ».
On lui reproche aussi d’être cérébral, parce que tous ses livres sont construits méthodiquement voire de façon mathématique. Or la « science » - et Calvino était passionné de biologie, d’astronomie ou d’informatique - ne s’oppose pas à l’émotion, à la sensation ; elle lui donne simplement un élan et une forme. Marcovaldo ces « petites histoires à vignettes qu’on trouve dans les journaux pour enfants » repose sur la série : quatre saisons, quatre récits ou saynètes. Encore aujourd’hui ce recueil reste un bonheur de lecture. Le héros – un employé pauvre dont on ignore le métier - est un citadin type, qui rêve d’un retour à l’état de nature et ne connait que des désillusions. Il a quelque chose de Charlot ou de Plume d’Henri Michaux. Il se débrouille avec les pauvres moyens du bord dans ces années du boom économique italien pendant lesquelles la toute-puissance de la marchandise rend tout égal : hommes, objets, valeurs morales. La nouvelle « Au supermarché » en est la plus forte incarnation. Marcovaldo et les autres personnages portent des prénoms tirés de poèmes épiques en un temps qui les renient. A chercher le moindre brin d’herbe en ville, il résiste, de même que le baron perché se rebellait, sans s’éloigner ou s’absenter du monde.
Jusqu’à 1956 et à la révolte de la Hongrie, Calvino a été communiste. Stalinien ? Un long texte du Cahier de l’Herne datant de 1979 tente de répondre avec nuance. Disons qu’il a été fidèle à un parti qui avait lutté contre les fascistes. S’il a pris ses distances ou de la hauteur, il a gardé un regard critique sur le monde dans lequel il vit. Un texte du Cahier de l’Herne titré « Nature », datant de 1958 et contemporain de Marcovaldo débute ainsi : « Nature. Elle va bientôt mourir. » Un autre intitulé « Un été de désastre », écrit en 1976 traite des risques sismiques. On pourrait continuer ainsi. La ville, est l’un des espaces dans lesquels il voit le plus clairement le monde changer. Ainsi explique-t-il dans une conférence à propos des Villes invisibles, ce qu’elle représente et que son roman, ou son « poème d’amour pour les villes » exprime : « Les villes sont un ensemble de tant de choses : de mémoire, de désirs, de signes d’un langage ; les villes sont des lieux d’échanges (…) mais ces échanges ne sont pas seulement des échanges de marchandises, mais aussi des échanges de mots, de désirs, de souvenirs ».
Comme dans Marcovaldo, l’écriture par séries est la règle. Cela rappelle le travail d’un Cézanne face à la Sainte-Victoire, d’un Josef Albers à travers le carré ou d’un Mark Rothko. Une autre image traverse l’œuvre du romancier. Celle du labyrinthe. Elle vaut pour Les Villes invisibles comme Si une nuit d’hiver un voyageur. Elle vaut peut-être pour tous les livres et rappelle ce que Calvino doit à Poe, Kafka ou Borges. Kafka dont, adolescent, il avait lu L’Amérique, un de ses livres de chevet.
L’œuvre romanesque de Calvino s’achève sur Monsieur Palomar. Il est au bord de se confier à travers son héros, un curieux dans la lignée de Marcovaldo qui ne cesse de regarder devant ou autour de lui : un sein nu, les étoiles ou des pantoufles dépareillées ont pour lui une égale dignité. La quatrième de couverture laconique et éloquente, nous servira de conclusion : « Un homme se met en marche pour atteindre, pas à pas la sagesse. Il n’est pas près d’y arriver ».

ITALO CALVINO - Romans
Collection La Pléiade
direction Yves Hersant
traductions de Yves Hersant, Martin Rueff et Christophe Mileschi

éd. Gallimard 2024

Cahiers de l'Herne - Italo Cavino
direction Martin Rueff et Christophe Mileschi
éd. de l'Herne 2024

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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