Extrait de « L’oubli » de Philippe Forest

Je vais vous parler de ce livre très bientôt.  Mais j’ai envie de partager avec vous un extrait aujoud’hui. Sorti de son contexte il ne vous dira rien du livre, mais ça ne fait rien, c’est la plume de l’écrivain… laissez-vous transporter.

Nager, aimer (…) La même chose, au fond. Une certaine manière de s’étendre, de se laisser porter, de s’abandonner à ce courant qui vient d’on ne sait où, qui ne va jamais nulle part, qui sans doute ne signifie rien mais qui vous procure un plaisir tel qu’il vous fait provisoirement oublier toutes les questions que l’on pourrait se poser à son propos. Le lointain de la vie s’évanouit. Le rivage, on l’a perdu de vue. La terre ferme, on la retrouvera toujours assez tôt. Plus rien n’existe au milieu de nulle part sinon ce sentiment de léviter qui se suffit à lui-même et auquel il n’y a rien à ajouter qui vaille.

Aimer revient à bouger doucement dans l’espace et le temps, à laisser l’espace et le temps bouger autour de soi. Même s’il y faut les gestes, cependant, que l’exercice exige et qui imposent de ne pas trop contrarier les lois de la physique et celles de la nature, de tenir un peu compte de celles de l’anatomie. Semblables à ceux qu’accomplissent les jambes, les bras, les épaules, le ventre et le bassin afin que les corps ne plongent pas vers le fond mais se maintiennent à la surface qui les supporte, jouissant de l’élément qui les enveloppe et les emporte.

Je faisais de mon mieux pour accompagner le naturel de ses mouvements. Comme si j’avais nagé avec elle, suivant l’exemple qu’elle me donnait. Nos deux corps allongés, soustraits à la pesanteur, portés par l’air inexplicablement devenu plus dense que de l’eau, prenaient alternativement appui l’un sur l’autre. Nous échangions nos places. Je réglais ma respiration sur la sienne. Je m’adaptais comme je le pouvais au rythme qu’elle adoptait. Je me laissais couler avec elle et puis je remontais à la surface. Et puis cela recommençait. Cela recommençait longtemps. Aussi peu que, sans doute, le temps se trouvant soudain suspendu, cela ait duré en fait.

Une vague plus longue et plus puissante que les autres l’a portée jusque dans mon lit, je pense. Comme si, sous l’effet de la lune pleine ou bien en raison d’un équinoxe aberrant, soufflée par les vents, la marée avait poussé la mer plus loin qu’à l’ordinaire, les eaux montant à l’assaut de la jetée, inondant les quais, remplissant les ruelles et atteignant enfin le niveau des fortifications qui, sur la crête des falaises, ceignent le village. L’eau passant par la fenêtre ouverte de ma chambre, en poussant les battants, l’a déposée dans mon lit. Exténuée d’avoir nagé encore plus longtemps qu’elle n’en a l’habitude, courbatue par les courants, cherchant le rivage où reprendre son souffle et reposer ses membres.

L’OUBLI
Philippe Forest
Ed. Gallimard, 2018

Les illustrations présentées représentent les oeuvres de :
– Josef Hoflehner,
– Mark Rothko.