Enig Marcheur, de Russell Hoban

« Marcheur je me nomme et je suis tout comme. Enig Marcheur. »

Voilà une lecture bien singulière. Probablement la plus étrange, la plus complexe, mais aussi par bien des façons la plus poétique des histoires que j'ai eu la chance de découvrir. La réédition d'Enig Marcheur, réputé pendant de nombreuses années comme étant un roman intraduisible et in-éditable,  est un des évènements majeurs de cette rentrée littéraire, toujours chez Monsieur Toussaint Louverture.

Il est probablement impossible de dénombrer les romans d'anticipation traitant d'un monde post-apocalyptique. Nous y suivons la déliquescence de nos modes de vies, la destruction des villes, la montée des eaux et, bien sûr, nous nous confrontons à des hommes vivant seuls ou en groupe mais bien souvent avec des instincts plus proches que jamais de l'animal. Les mœurs sont différentes, les topographies aussi évidemment,  et la violence est omniprésente. On retrouve certaines de ces choses chez Enig Marcheur. Mais le roman va plus loin en s'intéressant à un aspect pas toujours mis en valeur : la destruction de la langue et son évolution pour ne pas s'éteindre définitivement.

Notre histoire se déroule dans un futur lointain en Angleterre, dans la région du Kent. Le grand boum, une explosion nucléaire, a eu lieu de nombreuses années auparavant, ravageant le monde et les Hommes. Les survivants s'en sortent comme ils le peuvent, ramassant les morceaux de fer de vestiges de machines et autres objets dont ils ignorent totalement les fonctions passées, tout en fantasmant un ancien monde glorieux où les humains avaient " des bateaux dans l’ésert " alors qu'eux "patoj encor dans la boue ". 
Ne soyez pas inquiets, je n'ai pas fait un AVC sur mon clavier. Enig, notre narrateur, comme le reste de ses compagnons, parle une langue primitive, hachée, où des terminaisons se détachent et les mots se disloquent. L'anglais n'a pas survécu au cataclysme, et un dérivé très imagé de cette langue survit. C'est le "parlénigm", ou le "riddleyspeak"  dans la version originale. Il m'a fallu un temps pour apprivoiser ce parlé phonétique, et quand je pensais enfin y être parvenue, le roman était déjà terminé ! Russell Hoban disait qu'il était bon en orthographe avant de commencer la rédaction de ce livre, et que ce n'était plus le cas après .. mais que ce n'était pas important. Je comprend bien pourquoi, et en tant que lecteur nous devons accepter cette épreuve de lecture, tout en sachant reconnaitre le riche travail de torsion grammaticale dont il a su faire preuve. Ce n'est pas illisible, loin de là, mais une certaine exigence est attendue de nous. Hoban pousse le lecteur à ralentir, à prendre le temps de décortiquer le texte comme le ferait un explorateur devant les parchemins d'une ancienne civilisation.
Il disait bien : Language is an archaeological vehicle... the language we speak is a whole palimpsest of human effort and history.

«Même le vent qui souffl la poussyèr est quelc chose de mouvant pour tant cest pas juste du sol mort y mobile. Des graines soufflées dans le vent et caisse que la tairre si ce né de la mort avec de la vie qui en sort ?"

Il faut donc accepter l'expérience, et cheminer lentement et à tâtons comme le fait Enig.
Ce dernier, âgé de 12 ans, vit donc dans un monde dangereux où il ne vaut mieux pas dépasser les barrières qui délimitent le territoire car des chiens sauvages n'attendent qu'un geste irréfléchi pour vous dévorer. Enig Marcheur va prendre une décision inédite, à savoir noter par écrit son aventure en quête de la vérité, "la vrérité", sur l'époque passée et la naissance du "Sale temps". Dans le monde d'Enig, tout est matière à légende, à commémorations et à discours dans cet univers de l'oralité. De ce fait, certaines légendes évoluent et changent au fil du temps. Celle qui ne cesse d'être contée est la légende d'Eusa, le créateur du "grand boum". Si les mots et les significations ont changé, les raisons de l'explosion restent dans les esprits comme une brume, même si cela n'est que partiellement compris ; dans les légendes, on parle de diviser l'indivisible, certains personnages font des symposiums, Adam que nous connaissons bien est devenu "Adom le Ptitome"  qui est écartelé. Science et religion sont désormais involontairement imbriquées. L'idée de la fission nucléaire est bien là, c'est pas des blips, mais sans en comprendre le sens et la portée. Enig va croiser le chemin de nombreux personnages qui rêvent de réaliser le grand boum une seconde fois, afin de peut-être pouvoir égaler les anciennes générations.
La société dans laquelle évolue Enig est régi par le Ram. Il envoie dans tout le pays des marionnettistes qui, dans leurs petits théâtres ambulants, racontent  la légende du prophète Eusa.

Enig, sans trop savoir ni pourquoi ni comment, devient l'ami des chiens. Ou, en tout cas, ce sont eux qui sont devenus amis avec lui. Ils le suivent et l'escortent dans son aventure, en chemin vers Cambry. Devenu marionnettiste à son tour, il mettra au point un théâtre tout nouveau et non-officiel car sans le personnage d'Eusa.
Des réminiscences des connaissances du passé font très souvent surface, que ce soit dans les légendes ou dans les mythes autour du grand boum, et toutes prennent un sens différent lorsqu'Enig se retrouve à tenter de déchiffrer un papier racontant la légende de Saint Eustache. Je n'en dis pas plus, mais j'ai beaucoup aimé ce passage, écrit dans notre langue ce qui donne donc de  grandes difficultés à Enig. Nous sommes replacés dans un contexte que nous connaissons alors que cette fois c'est Enig qui ne comprend pas ce qu'il lit. Cette histoire, tirée d'une fresque du même nom située dans la cathédrale de Canterbury et qui a inspiré l'auteur, donne un sens à de nombreuses légendes du peuple d'Enig qui nous échappait encore.

« Des pidémies oxir les gens et les namimaux et rien poussa plus dans le sol. L'homme et la femme famés dans le noir cherchant le chien à manger et le chien cherchant à  les manger tout comme. Final la nuyt et le jour revinr mais jamais en vrai. Une nuyt verreuse en gendra un jour verreux et la maladie dans laideux. »

Notre premier écrivain d'après la fin du monde, malgré lui, nous dépeint son monde fait de violence où on ne peut pas s'aventurer trop loin sans risquer pour sa vie, où tout a explosé y compris le langage. Les clans font société, on trouve certaines castes de métier, comme ces hommes qui travaillent le charbon alors qu'Enig fait partie de ceux qui creusent dans la boue pour ramasser du fer. Les rares moments de calme - et encore - sont les soirées avec les marionnettistes qui racontent les histoires de l'éternel Eusa. De nombreuses légendes, contes et chansons sont narrés dans le roman, nourrissant toujours un peu plus la mythologie de ce monde en reconstruction qui, en fantasmant une époque passée, semble aller tout droit vers une catastrophe en cherchant à reproduire les mêmes erreurs.

Au cours de son aventure et de ses rencontres, Enig Marcheur devient Enig Coureur, mais peut-être aussi Enig Rêveur et Enig Conteur. En devenant marionnettiste à son tour, avec de nouveaux personnages, des marionnettes hors des conventions et des histoires inédites qu'il sera le seul à raconter, Enig prend son destin en main, cherchant à narrer sa propre vérité.
Je ne pourrais terminer cette chronique sans souligner le travail remarquable et titanesque du traducteur Nicolas Richard, qui a su rendre hommage à l'œuvre de Russel Hoban. Cela n'a pas dû être de tout repos, et je n'ose imaginer le nombre de monologues nocturnes "blip y ficatifs" qu'il a fallu avant d'en arriver au résultat final.   S'il est communément admis que traduire c'est un peu trahir - traduttore, traditore -  la richesse du parlénigm, le découpage de ses mots fait apparaitre des sens que l'on ne soupçonnait pas, et qui auraient enchanté Russell Hoban lui même.

« Je panse que ça fait pas de diff errance par où on des bute quand on narre une chose. On sait jamais où ça a des buté en vrai. Pas plus qu'on sait où on a des buté soi meum. On peut bien çavoir le lieu et le jour et l'heure du jour de sa naissence. On peut meum çavoir le lieu le jour et l'heure où on a été eu. N'en pêche ça veut rien dire. On sait pas pour au temps où on a des buté. »

ENIG MARCHEUR
Russell Hoban
Traduit du riddleyspeak (Anterre) par Nicolas Richard
éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2021 (1ère éd. 2012, v.o. 1980)
collection Les grands animaux
Préface de Philippe Annocque, postface de Russell Hoban
Prix Maurice-Edgar Coindreau de la traduction

La photographie en tête de l'article est d'© Amalia Luciani pour Kimamori.

Article d'Amalia Luciani

Historienne de formation, elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.

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