Dire Babylone, de Safiya Sinclair

« En parlant, j'ai fermé les yeux pour trouver la lumière des mots dont j'avais besoin pour me frayer un chemin. »

La poétesse jamaïcaine Safiya Sinclair a été très largement louée pour son recueil Cannibal. Il a remporté de nombreux prix dont le prestigieux National Books Critics Circle Award. Paraît en cette rentrée littéraire 2024 son premier roman Dire Babylone, traduit en français, qui retrace la vie de l'auteure, depuis l'enfance jusque la reconnaissance de son œuvre de poésie. Au-delà de l'intérêt que représente ce destin hors du commun, du parcours escarpé forgeant l'écrivain, le lecteur appréciera le plongeon qui lui est offert dans la réalité contemporaine de la Jamaïque. L'éclairage patiemment mis en image du mouvement Rastafari surprendra plus d'un et cela seul vaudrait le détour. Or le roman, car c'en est un, est merveilleusement travaillé, et plus que délectable.

Un prologue ouvre le roman. Nous sommes avec la narratrice, personnage incarnant l'auteure, dans un moment critique de sa vie : ce prologue se clot sans nous situer dans l'histoire qui va suivre : on reprend alors tout depuis le début. Entendez par là l'histoire d'une famille en remontant dans les générations, et l'Histoire des Rastafari depuis l'origine de ce mouvement. Le récit suivra cette marche tout du long, en détaillant le destin de chacun des parents, et de leurs parents, puis du couple et des enfants qui seront issus de leur union. Tout cela savamment posé dans la complexité grandissante de l'univers familial et de l'influence Rastafari.

Tout ce temps les bases et événements marquants de l'Histoire sont posés brique par brique. Sont distillés aussi, ici et là, certains passages énigmatiques reliés au prologue que le lecteur ne pourra situer dans le temps du récit chronologique que tardivement. Ces dispositifs permettent au lecteur de mesurer la difficulté du chemin de vie de la narratrice et, en écho, sa force sagacité, la persévérance surhumaine dont elle devra faire preuve dans sa grande fragilité.
Le roman perle et scintille de citations, de présence d’œuvres littéraires et parfois de grandes figures tel le poète Prix Nobel de littérature Tomas Tranströmer. Nous découvrirons aussi quelques vers de l'auteure.

Nous qui avions écouté Bob Marley, avions dansé sous ses notes et nous étions réjouis des slogans Jah Rastafari serons éberlués à la réalisation de leur histoire, de la persécution dont ils ont fait l'objet et des conséquences effroyables qui en ont découlé. Surtout, le lecteur pourra saisir le sens profond de la nécessité d'écrire, celle qui malmène et parfois sauve l'âme de l'écrivain vrai, du poète de la vie. Et si l'on sait que la réalité dépasse souvent la fiction, ici, dans ce récit à la teneur époustouflante, on pourra en vérifier la justesse chapitre après chapitre. La tendresse que notre poétesse insère dans chaque souffle de frayeur n'en est que plus dévastatrice de beauté.

DIRE BABYLONE
(How to Say Babylon)
Safiya Sinclair
Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Johan Frédérik Hel-Guedj

éd. Buchet-Chastel 2024 (v.o. 2023)

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

Leave a Comment