L'hiver dernier paraissait aux éditions Plon le dixième roman de Florian Ferrier. Scénariste de bandes dessinées et réalisateur de séries télévisées jeunesse, l'auteur nous offre un roman qui m'a passionnée, principalement pour la richesse de sa documentation historique.
Déjà, l'air fraîchit retrace, à travers les yeux de son personnage principal Elektra "Liesel" Winter, le traitement des œuvres - et tout particulièrement des livres - sous l'Occupation nazie, et à quel point l'anéantissement culturel était une priorité pour Hitler et ses hommes. Après les autodafés de livres de 1933 sur le sol allemand, qui furent, selon la sociologue Helge Pross, "la décapitation intellectuelle de l'Allemagne", le mal frappa en Europe.
L'histoire débute en 1946, alors qu'Elektra, 26 ans, est détenue par les alliés et en attente de son jugement. Pendant sa détention, où elle subit d'incessants interrogatoires, elle se remémore sa jeunesse, sa vie parisienne, ainsi que son poste de bibliothécaire-expert pour la SS. Nous oscillons donc entre sauts dans le passé, et passages en cellule.
Physiquement, Elektra est la femme allemande par excellence. Très belle, grande, blonde et athlétique .. on ne cesse de vanter son allure de walkyrie. La jeune femme est marquée par la disparition de son père, dont elle était très proche, alors qu'elle n'avait que 13 ans. Elektra est la dernière personne à l'avoir vu, et sa mère n'aura de cesse de la culpabiliser, persuadée que sa fille sait pertinemment où est parti son mari. Hantée par le souvenir de cet homme qu'elle adulait, Elektra se plonge corps et âme dans les livres qu'elle dévore, classe et ordonne sans cesse.
«La Luftwaffe a disparu du ciel. Une blague circule d’ailleurs à ce sujet : comment distingue-t-on un avion allemand d’un avion ennemi ? S’il est noir, il est anglais. S’il est argenté, il est américain. S’il est invisible, il est allemand".
Elle va très vite se faire remarquer, et gravir petit à petit les échelons d'une Allemagne en profonde mutation, écorchée vive depuis les accords de Versailles. Devenue bibliothécaire-expert pour la SS, elle n'a qu'un rêve ; celui de voir Paris.
Elle va s'y implanter et vivre une vie qu'elle veut presque normale auprès de Madeleine, cachant autant que possible son homosexualité à ses collègues et amis qui ne cessent de lui rappeler qu'aux yeux du führer, rien n'est plus important pour une femme que d'avoir de nombreux enfants allemands.
Mais Elektra reste une employée SS au sein d'un territoire occupé. Son rôle est de lister et répertorier les lieux à dépouiller de leurs ouvrages, qui sont, anti-allemands, appartenant à des juifs ou étant écrits par des auteurs interdits, ou considérés comme dégénérés, voire parce qu'ils doivent retrouver leur place dans les organismes allemands.
Bibliothèques juives, maçonniques, collections privées directement pillées chez les particuliers, universités, tout est passé à la loupe du service d'Elektra pour ensuite être stocké et transporté en Allemagne ou pire, détruit car présent sur la terrible liste Otto.
Revenons sur le contexte historique.
Alfred Rosenberg (ministre du Reich aux territoires occupés de l'Est) fonde l'ERR, une équipe d'intervention destinée à collecter des livres et des documents ayant un quelconque intérêt pour le Reich, mais son activité va très vite s'étendre pour toucher pratiquement toutes les institutions (bibliothèques municipales, librairies ...). En 1940, l'ERR est mis en place à Paris, et organise le voyage de milliers de convois, remplis d'œuvres d'art et de livres, vers l'Allemagne. De plus, la liste Otto (répertoriant tous les écrits dits "nuisibles et indésirables") ne cesse de s'allonger, frappant de censure un très grand nombre d'auteurs.
Le monde de l'édition n'est pas en reste. Si beaucoup acceptent de se plier aux demandes de l'occupant, certains allant même jusqu'à confectionner leurs propres listes d'interdits, d'autres éditeurs mettent la clef sous la porte ou sont restructurés.
Voilà, dans les très grandes lignes, l'environnement où doit évoluer Elektra, qui recherche sans cesse de nouveaux endroits où stocker les livres. J'ai été captivée de voir à quel point la priorité était donnée aux œuvres d'art, dont beaucoup partaient directement chez Hitler ou étaient détournées pour alimenter la collection personnelle de Göring, et à quel point les livres étaient souvent malmenés. Elektra s'arrache les cheveux en voyant tant d'ouvrages inestimables prendre l'eau car stockés dans des caves inadaptées, ou encore lorsqu'elle remarque que des personnes n'ayant reçu aucune formation fument près des ouvrages. Mais comme on peut si bien le lire dans le roman "ah, si vous les aviez laissés à leur place, ces livres ...".
« Tu ne dois pas déranger tes parents sans une bonne raison. Tu n’es pas une sauvage n’est-ce pas ? Tu es allemande, ça suppose un certain comportement en toutes circonstances. »
Je le disais au début de cette chronique, le roman est très travaillé. Au fil de sa vie, Elektra va croiser de nombreuses personnalités dont les noms ont marqué l'Occupation. Des dirigeants nazis, bien sûr, mais aussi des français, héros ou collaborateurs. Il est passionnant de voir une référence, ou un dialogue avec tel ou tel personnage, comme Rose Valland. Bénévole à la Galerie nationale du Jeu de Paume, elle gère des catalogues de collections, des expositions, elle assiste en première loge aux pillages nazis, dont les œuvres transitent par son musée avant leur départ pour l'Allemagne. Rose Valland n'aura de cesse de consigner par écrit des listes détaillées de tout ce qu'elle voit passer, et qui sera utile pour l'élaboration d'un plan de récupération à la Libération. Elle sera nommée capitaine, envoyée en Allemagne avec pour mission de retrouver des objets appartenant aux collections française. Sa relation professionnelle avec le personnage fictif qu'est Elektra permet d'avoir une bonne idée de ce que représentait ce genre d'association forcée. Parmi ces personnages, on peut aussi citer Bernard Faÿ. Également présent dans le roman, il a dirigé la bibliothèque nationale de 1940 à 1944. Spécialiste de la civilisation américaine, anti-maçonnique acharné et pétainiste convaincu, le pédigrée est quelque peu différent de Rose Valland.
Ces deux personnages secondaires illustrent parfaitement la dualité qui frappait la France à ce moment-là. Voir Elektra croiser tour à tour leur chemin s'avère particulièrement intéressant.
« Là où l'on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes ». Cette citation d'Heinrich Heine revient souvent dans le roman, Elektra l'entend. Elle se la répète, mais sans trop y croire, éloignée comme tout le monde de ce qui se passe réellement en Pologne et ailleurs. Sa confrontation avec les réalités de la guerre, ses divergences avec ses amis d'enfance, tout ça est très bien amené et particulièrement bien écrit.
J'aimerais maintenant évoquer plus en détail le caractère d'Elektra.
Je n'ai ressenti aucun attachement pour l'héroïne. Pas d'empathie, pas une once de tendresse devant ses souffrances qui sont sacrément nombreuses je l'admets bien volontiers. Mais attention, ce n'est pas une critique. Au contraire, j'y vois un tour de force. D'ailleurs, j'ai lu d'autres chroniques sur le roman, et je sais que beaucoup de lecteurs ont été touchés par Elektra avant, parfois, de se ressaisir, pensant à voix haute "oh mais enfin, c'est une nazie après tout !". Et c'est bien là que je veux en venir. Elektra "Liesel" est rude, implacable, et même très clairement cruelle à certains moments. Oui, elle est difficile à aimer. Qu'elle soit bibliothécaire pour la SS, finalement, cela n'est qu'un élément en plus de sa personnalité qui ne serait probablement pas bien différente si elle était née à une autre époque.
La disparition de son père et sa perte de mémoire concernant cet évènement, sa prise excessive de médicaments qui découle de ce mal être, forge un caractère que la mentalité nationale-socialiste vient polir davantage. Sa difficulté à rentrer dans le moule que la société de son époque lui impose (se marier, avoir des enfants, être solide et élégante mais pas trop, s'éloigner du genre de femmes que sont les parisiennes), ajoute à son mal-être. Elle essaie de bâtir avec Madeleine un foyer, un îlot au milieu de ce carnage, mais il ne fait pas bon vivre quand une femme en aime une autre en 1943, surtout si l'une est allemande.
Déjà, l'air fraîchit nous jette dans la gueule du loup. De l'intérieur, on assiste à tout, de l'embrigadement dès le plus jeune âge, à la joie d'un futur que les Allemands voyaient vengeur et glorieux, avant d'être frappés par la déroute finale. Encore une fois, j'ai également particulièrement aimé tous les rappels de l'auteur sur le travail de dissimulation entrepris par la propagande du IIIème Reich ; traquer, cacher, détruire toutes les images qui pouvaient choquer l'opinion publique et fragiliser la confiance en Hitler. C'est, à mon sens, un point capital qui a été traité avec le dosage qu'il fallait. De la censure, aux traitements des œuvres d'art, au sort des femmes allemandes, l'aveuglement et la volonté d'anéantissement culturel et humain, tout y est.
C'est un texte glaçant, et une lecture nécessaire : qui devrait être lu par toutes les générations.
Chronique d'Amalia Luciani
Historienne de formation elle est enseignante, photographe et nouvelliste. Elle a été journaliste en freelance.
Responsable de la rubrique Littérature de l'Imaginaire, elle gère le compte et les communications Instagram. Elle est également l'experte polar de Kimamori.