Colombian Psycho, de Santiago Gamboa

« Qu'est-ce que j'écrirais si j'étais un écrivain différent ? Si, au lieu d'être moi, j'étais un autre ? C'est un des grands thèmes de la culture. Se regarder avec les yeux d'un autre depuis le balcon de la maison d'en face. »

Santiago Gamboa est un écrivain que j'aime lire. Ses romans empruntent à différents genres littéraires et peuvent paraître très différents les uns des autres, mais toujours, le lecteur retrouve les thèmes de l'auteur colombien, ses dispositifs littéraires merveilleusement pensés, un fond psychologique, philosophique ou spirituel délicatement instillé dans le récit, et tout cela avec une connaissance de la Colombie, pays que l'on appréhende un peu mieux de livre en livre. L'universalité du récit se nourrit de cette saveur locale qui étonne ou intrigue. Sans compter que la phrase elle-même trouve sa force dans sa douceur, sa puissance dans sa légèreté. Encore une fois avec Colombian Psycho on sera en territoire nullement conquis, où tout nous surprend et nous agrippe. Le roman est haletant ; il s'inscrit dans une enquête policière, portée ici de main de maître par un magistrat et deux femmes journalistes ; tous trois de grande droiture, et intransigeants dans leur désir de vérité.

Le roman s'ouvre sur la découverte d'un cadavre, ou plus précisément quelques membres d'un présumé cadavre abandonnés dans une friche, en proximité du quartier huppé de Bogota. Très vite les enquêteurs se rendent compte que ces membres humains appartiennent à un homme qui est toujours en vie, lui-même incarcéré pour un affreux crime. Bientôt un autre cadavre sera découvert, ayant subi le même traitement. Notre magistrat, à l'aide des journalistes Julieta et Johana, rapprocheront les deux crimes et s'engageront dans un chemin semé d'embûches, hautement dangereux, au péril de leur vie.
Jusque-là vous pensez être dans un classique du polar. Mais celui-ci est Noir, et traite de problématiques de société, en l’occurrence de l'opposition entre les ex-guérillero et les ex-paramilitaires, toujours vive bien que en théorie il s'agisse d'Histoire révolue. Et le propos accueille alors une surcouche, celle des réseaux politiques et financiers, nationaux mais aux branches étendues à l'international, qui agissent dans l'ombre de ces affaires. Ce ne sera pas simple de démêler la pelote de laine et voir vers qui elle mène. Tout naturellement notre valeureuse équipe fera appel à une femme qui entend les voix des morts, et une autre, incarcérée pour le meurtre de son mari, qui souffre d'un TDI (Trouble de Dysfonctionnement de l'Identité). Toutes deux, ainsi que le criminel incarcéré et ex-paramilitaire rencontré au début du roman, lui seront d'une grande aide ! N'oublions pas de préciser que la journaliste Johana est elle-même une ancienne guérillero qui sait lire les indices comme nulle autre.

Les personnages du roman, comme toujours avec Santiago Gamboa, sont très authentiques, plus vraies que nature, avec leurs faiblesses et leurs défaillances, avec leur historique et leur vie intime. Nous entrons bien dans le sphère complexe d'un pays et de ses habitants avec toutes les nuances que cela requiert. Les frontières entre le bien et le mal, la place des victimes et des bourreaux, sont plus subtiles que dans un Noir quelconque. La réalité du pays - son processus de paix dans un après guerre-intestine qui a déchiré le peuple - ne sont pas injustement simplifiés et bâclés en deux coups de crayons hâtifs.

Or je ne vous ai pas encore dit un seul mot de l'essentiel, ou tout du moins d'encore un autre essentiel qui m'a fascinée. Un des personnages du roman est l'écrivain Santiago Gamboa. Une des pièces à conviction, ou peut-être motif des meurtres, est Retourner dans l'obscure vallée, roman de l'auteur effectivement publié en 2017. Plusieurs autres de ses romans, dont Une maison à Bogota et Le syndrome d'Ulysse, y ont également leur place ! Stupéfiant, n'est-ce pas ? Et je peux vous confirmer que c'est délicieux. Le traitement qu'en fait l'auteur l'est d'autant plus que l'on sera sous le choc de rebondissements absolument inattendus. Car le Santiago Gamboa du livre est bien un personnage fictif, quand bien même sa présence dans l'intrigue pose un réalisme incontestable dans l'histoire, un peu à la manière des I-Novel au Japon.

Alors, oui, comme je vous le disais, on est happé de la première à la dernière page - toutes appellent à être prestement tournées - mais une magie étourdissante réside en quelques lignes anodines qui surgissent, ici dans un dialogue, là dans un moment critique de l'histoire. Celles-ci se lisent lentement, et demandent à être relues, pensées, méditées. L'essence de l'écriture, la substance d'un écrivain, la culture, ou le sens du « retour » sont traités dans ces passages, avec sagesse et tendresse. Voilà peut-être ce que j'aime par-dessus tout chez l'écrivain colombien. Ces grands traités philosophiques qui en quelques lignes délivrent la même totalité que dans un long essai, et qui de livre en livre cheminent et se parfont. Santiago Gamboa n'écrit pas des romans, il construit une œuvre. Et au sortir de ce formidable Noir le lecteur n'aura qu'une envie, lire et relire ses précédents livres ; les avoir tous chez soi pour les déguster et les dorloter, heureux qu'ils aient trouvé place dans sa bibliothèque personnelle qui en peu de livres peut-être contient le monde entier.

COLOMBIAN PSYCHO
Santiago Gamboa
Traduit de l'espagnol (Colombie) par François Gaudry
éd. Métailié 2023 (v.o. 2021)

Les illustrations dans l'article présentent les œuvres de Street Art de Bogota.

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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