Fermer les yeux ?..
J'ai lu un article rédigé par l'écrivain sud-africain lauréat du prestigieux Booker Prize 2021 qui recommandait les écrits de cette jeune écrivaine irlandaise, Claire Keegan. Je n'avais encore rien lu d'elle, ni - j'avoue - entendu parler d'elle en France. Or ses livres sont traduits et publiés en France : trois romans et un recueil de nouvelles. Je me suis plongée dans son dernier roman Ce genre de petites choses. J'ai tout simplement adoré son talent littéraire, d'ailleurs je vous parlerai bientôt de ses autres écrits.
En peu de mots, et bien peu de pages, elle instaure une atmosphère et nous transmet un univers, une époque, un fait historique connu néanmoins horrifiant. J'ai réalisé que l'éclairage apporté par ce roman me permettait de mieux saisir l'histoire irlandaise. Mais il s'avère, de surcroît, que le propos de ce livre, la question qui s'y pose, est bien plus universel. Peut-on, doit-on, fermer les yeux sur l'inadmissible et inacceptable, par souci de préserver le petit confort durement gagné de sa propre vie ?..
Le roman s'ouvre sur une journée de Bill Furlong, un mois d'octobre. Cet homme est marchand de charbon et de bois de chauffage. Il a désormais sa propre entreprise de vente et distribution. Il a des salariés, il est très travailleur. Père de famille, sa vie est honorable, son épouse digne, ses quatre filles bien élevées. Tout cela est le fruit récolté d'une vie de labeur, de détermination et de droiture. Il habite dans une petite ville irlandaise où tout le monde se connaît. La bienséance, le respect des conventions et de la bonne pratique religieuse sont de mise. Cet homme est chaleureux, bien que taciturne. Mais son passé est connu de tous. Issu d'une fille-mère, il a la grande chance d'avoir grandi dans la maison d'une femme aisée qui les a protégés du regard de la société. Sa mère était la domestique de la maison. Il a été entouré d'attention et de bienveillance, par cette femme bienfaitrice, par sa mère, par Ned, l'homme à tout faire de la demeure. Or Bill Furlong va être témoin d'une scène choquante, effroyable. Quelque chose semble se tramer dans le couvent où les religieuses recueillent les filles-mères, les femmes de peu .. Tout son passé ressurgit avec force, et Furlong est pris dans un dilemme qui ne se résorbera que dans les dernières pages du roman.
L'écriture de Claire Keegan est indescriptible, comme celle de tout écrivain digne de ce nom. Deux phrases et nous sommes transportés dans ce village irlandais, trois mots et nous connaissons les personnages comme si nous les avions côtoyé depuis l'enfance. Rien n'est dit, et tout nous est pourtant transmis. Le lecteur est happé dans les nappes de brouillard. Le lecteur se promène au côté du personnage principal. Le lecteur ressent l'agacement indécelable, d'un instant, de Furlong face à un mot de son épouse - ou face au mot qui n'est pas prononcé - plus intensément que le personnage lui-même. Eh oui, la force de ce roman est dans sa puissance évocatrice, dans sa capacité à faire hurler le non dit. Parce que cette chose qui pèse et recouvre tout de son impunité ne sera jamais dite.
Dans les faits, les agissements pervers des blanchisseries Magdalen n'ont été mis au jour que bien tardivement. Aujourd'hui on sait le traitement qui fut réservé aux filles-mères et "femmes de peu" qui étaient recueillies par ce couvent, qui œuvrait pour la communauté. Jamais blanchisserie n'avait été si soigneuse, ni si prospère. Alors tous, bien longtemps, par respect des traditions et de l'action vénérable des nonnes ont préféré se taire. Jusqu'au jour où la vérité a bel et bien éclaté et que le mot esclavagisme a été adopté pour qualifier le sort de ces filles exploitées par l'institution. Le roman couvre donc cette histoire vraie qui a frappé les esprits et qui s'est inscrite en blessure dans l'âme des irlandais. D'où l'absolue justesse de cette narration qui reste distante mais dépeint avec fidélité une réalité inconcevable. Pour comprendre la position collective longtemps maintenue, l'écrivaine s'intéresse à un seul homme. Cet homme pourrait être vous, pourrait être moi. Cet homme est nous tous, qui cheminons chaque jour et sécurisons nos petites vies en cherchant à ne pas voir ce qui crève les yeux .. pour ne pas avoir à agir.
Nous ne sommes pas dans une histoire anodine. Et pourtant tant de tendresse vogue dans Ce genre de petites choses. L'humanité est un bien grand mot avant la lecture du roman. Mais après, elle devient palpable, concrète. Il suffit de. Être fidèle à soi. Prendre responsabilité. Par conviction. Et savoir s'y tenir une vie durant. C'est simple, n'est-ce pas ? Tout aussi simple que de composer une œuvre littéraire, en cent vingt petites pages, et d'y bâtir un monde complexe, tout aussi effrayant que sublime.
CE GENRE DE PETITES CHOSES)
(Small Things Like These)
Claire Keegan
Traduit de l'anglais (Irlande) par Jacqueline Odin
éd. Sabine Wespieser, 2020 (v.o. 2021)
Prix Lucioles 2020 (attribué par les lecteurs de la librairie Lucioles à Vienne)
Finaliste du Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro 2021
Sélection du Prix Babelio 2021
Les illustrations présentées dans l'article sont les œuvres de :
- Val Byrne,
- Tarquin Blake (blanchisserie Mgdalen).
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.