Le monde, entier et compréhensible
Dans le cadre de notre Book club thématique consacré à la musique j'ai souhaité lire ce roman. Mais je ne savais pas que je m'apprêtais à lire le monde, sa vérité et son actualité, dans ce petit chef d'œuvre. Riche d'humanité et de profondeur le récit interroge la vie, pour se résoudre à l'entendre par la musique. Je suis toujours stupéfaite de voir comme la littérature nordique sait bien faire cela : raconter une histoire simple, et y englober tout, les petites choses et les grandes. Une découverte, et une belle rencontre avec l'écrivain Kjell Westö que je lis pour la première fois avec Casa Triton.
Le livre s'ouvre sur l'arrivée d'un homme sur une petite île de la baie d'Helsinki, en Finlande. Il est visiblement affairé, en train de planifier les prochains événements où il va se produire. Chef d'orchestre mondialement connu et reconnu depuis des décennies, il a eu le temps de se faire une situation. Il s'est offert une maison d'architecte grandiose. La construction de cette Casa Triton, comme il l'a nommée, est dans ses phases finales. Nous sommes en automne, et il espère y séjourner pour la première fois à Noël. Il est venu superviser les travaux, et se reposer quelques jours. Cette maison, où il a investi toutes ses richesses, est en quelque sorte la réalisation d'un rêve, démesuré bien-sûr. Son voisin est un homme modeste, un local pur jus. Étrangement, une amitié se liera entre les deux hommes, solitaires et secrets. Le lecteur les accompagnera jusque l'été suivant et côtoiera les habitants de l'île, les amis et collègues du chef d'orchestre, Brander, propriétaire de la Casa Triton. Les histoires individuelles refléteront l'état du monde. Mais surtout, tout ce temps, nous serons bercés par les musiques. Celles de Brander, et celles de son voisin Lindell, leader d'un petit groupe de musique qui se produit dans les bars alentour.
Nous sommes au cœur de la musique avec ce roman. La musique est elle-même au centre de tout. Elle réunit, elle bouleverse, elle éclaire. Toutes les musiques se rencontrent, et toutes sont mises en image à merveille. Parce que ces deux hommes, Thomas Brander et Reinar Lindell lisent la vie par le spectre de la musique. Et il faut dire que l'écrivain Kjell Westö sait écrire la chose, transcrire l'indicible en images. Ces deux hommes et tous ceux qui les entourent sont musiciens et ils ont l'oreille. Ils entendent le monde. Pourtant, l'un et l'autre, à ce moment précis de leur vie, ont du mal à entendre leur propre vie, son sens, la direction à prendre, et le vécu passé qui demande à être transformé ..
Ce roman, tel un chef d'orchestre du monde, rentre dans la tête de tous les personnages. Leur monde intérieur nous est révélé. Simultanément, l'extérieur s'invite dans leur vie. Et la liste de cet extérieur est longue : problèmes environnementaux, gestion des réfugiés, attaques terroristes, mise en cause par l'explosion MeToo, les tendances de repli sur soi et rejet violent de tout ce qui vient d'ailleurs en s'inspirant de la pensée nazie, et j'en passe. Le voisin Lindell est psychologue, il exerce son métier au sein du lycée ; il est également au conseil municipal de leur bourgade. Il prend à bras le corps les problèmes qui surgissent. Il veille sur les uns et les autres, les accompagne, leur vient en aide. Brander, le nouveau venu, s'est tout comme coupé du monde ; il a mis son empathie en sourdine, depuis belle lurette. Cela ne l'a pas empêché de subir les travers de son époque. Mais lui, le chef d'orchestre, que maîtrise-t-il ? Qu'a-t-il réussi dans sa vie ?
La paternité, de son côté, vient nous offrir son propre décodage. La fille de Lindell est toujours absente, le fils de Brander est toujours absent. Un fils sans père vit dans l'île. Les deux hommes tenteront de l'amadouer, le sauver de ses démons. Et ces relations entre les deux générations viendront à leur tour nous éclairer sur notre monde, au plan individuel et au plan collectif. Précisons que ces quelques saisons vécues et narrées dans Casa Triton se situent dans l'après pandémie. Et cette ère de la pandémie mondiale dans laquelle nous sommes plongés en ces années 2020-2021 ont eu pour effet de mettre chacun face à lui-même. Ce roman s'inscrit naturellement dans l'essentiel, et dépoussière, balaye, le superflu de devant sa porte.
Ayant dit cela, ai-je besoin d'entrer dans le détail du rôle et de la place de La Musique dans ce livre ?!
Eh oui, la musique du monde résonne et règne à chaque page de Casa Triton. Les symphonies s'enclenchent dans nos têtes à la vision de chacune des scènes fortes du récit, et elles sont nombreuses. Mais il faudra attendre la note de la fin, la dernière phrase musicale, pour parvenir à embrasser la grande symphonie orchestrée. Alors, « le monde ne sera pas seulement simple et beau, il redeviendra entier et compréhensible. »
CASA TRITON
Kjell Westö
Traduit du suédois (Finlande) par Anne Gibson
éd. Autrement 2021 (v.o. 2020)
Conception et illustration de couverture : Raphaëlle Faguer
Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Vallisaari à Helsinki,
- Peinture de Max Ernst.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.
