Bristol, de Jean Echenoz

Bristol, pas la fiche ni la ville

Les saisons se suivent et se ressemblent : elles n’invitent pas à la rigolade, pour reprendre un terme que Queneau appréciait. C’est vrai sur tous les plans, dans tous les domaines et la littérature ne fait pas exception. Les écrivains cochent des cases ; l’humour et le rire n’en font pas partie. Reste… Jean Echenoz. C’est un romancier des plus sérieux, des plus accomplis et toute son œuvre témoigne de sa maitrise comme de sa capacité à se renouveler par la forme, d’un roman l’autre. Bristol parait après Vie de Gérard Fulmard, un roman qui traitait, avec fantaisie, de la « politique politicienne » comme elle se fait en ce moment, à travers l’histoire d’un bon à rien prêt à tout, embarqué dans des manœuvres qu’il ne comprenait pas.

Bristol, personnage principal du roman qui porte ce titre est un autre de ces ratés ou inadaptés dont Echenoz, ou plutôt le narrateur du roman, relate les aventures. Et cela commence par un fait-divers puisqu’un homme nu tombe du cinquième étage de l’immeuble dont sort ce héros. Le bruit ambiant et des pensées qui l’absorbent l’empêchent d’entendre ce qui arrive. Il est vrai que tout au long de l’intrigue, il ne semble guère perturbé par ce qui lui arrive. Quant à l’histoire de la victime, elle formera l’une des trames du roman, en alternance avec celle qui concerne le héros, générant son lot de rencontres plus ou moins hasardeuses.

Revenons à Bristol. Cinéaste, il prépare un film tiré d’un roman à succès. L’auteure du roman, Marjorie des Marais, « corps lesté d’un fort contingent de bijoux », sur « une ample gorge », exige qu’il engage une certaine Céleste Oppen. Ce qu’il fait, au moins pour obtenir de l’argent. Un voyage dans le sud-est de l’Afrique impose des frais supplémentaires. L’artiste souhaite filmer « de vraies savanes et de vrais éléphants, des girafes matérielles et de concrets hippopotames ». Nous assistons à certains moments du tournage, dont la séquence avec un pachyderme, et à ce qui suit, dans les mois suivants, jusqu’à une projection de « L’or dans le sang » au Family, salle coopérative de Juvisy sur Orge. Entretemps, Céleste Oppen aura disparu, mais qu’on se rassure, nous la retrouverons et ce n’est pas divulgâcher que de le dire.

Quelques aventures amoureuses, des rencontres plus ou moins heureuses, des changements professionnels, des voyages ou fuites à travers la France. Les lecteurs de Nous trois ont déjà voyagé, comme ceux de Un an ou de Je m’en vais et les trajets à la Echenoz sont toujours des plus plaisants, comme les aventures amoureuses qui les pimentent.
Des péripéties qui remplissent Bristol, nous ne dirons rien, ou presque. Nous pourrions pourtant développer mais comme l’écrit le narrateur, à quoi bon ? Le critique enthousiaste se doit de rester sobre, à tous égards..

Il y a des écrivains qui ne sont que dans une dimension, celle de la « story ». Ils racontent une histoire, on s’identifie (ou pas) à des personnages, on s’émeut ou on s’impatiente, et puis on oublie. Echenoz est dans deux dimensions : celle de l’intrigue avec laquelle il ne cesse de jouer (disons plus exactement qu’il joue avec son lecteur) et celle du genre romanesque. Pour le citer, il use souvent du style « amphibole », autrement dit des phrases ambiguës sur le plan grammatical, qui prêtent à multiples interprétations.

Je citais Queneau plus haut, je pourrais ajouter Sterne ou Diderot, et quelques autres. Bristol raconte une histoire, c’est sûr, mais il travaille avec tous les codes du roman, de la langue et de la parole, puisque les lieux communs, les clichés, les figures de style font la matière de ce récit : le cliché journalistique se recycle, quand Michèle Severinsen « mobilise les forces vives de son sourire » avant d’ouvrir la porte à un policier avenant qu’elle attend. Cette façon de manier la langue rappelle ce que les romanciers « unidimensionnels » s’obstinent à faire croire : c’est vrai parce qu’ils le racontent et que c’est comme ça dans la vie.
Or la fiction n’est pas le réel. Elle a ses propres règles du jeu. Et ce dernier mot est le plus important. Dans les romans d’Echenoz, chaque phrase compte. On la savoure, on la garde en bouche, on la souligne pour se rappeler un éclat de rire. La surprise peut tenir à l’ordre des mots ou des informations. Ainsi, au chapitre 3 qui se déroule dans les bureaux du réalisateur du côté de Grenelle, un intrus voit à sa place. C’est un détail, en apparence, mais il est révélateur. Dans le monde d’Echenoz, tout vit : un ascenseur peut se montrer « caractériel », un petit arbre « solitaire en bord de route » être « dépressif et compassionnel », une banquette dans le hall de Marjorie « hostile » et une nuque de chauffeur « taciturne ». Et qui veut en savoir plus sur la relation tendue entre une rangée de platanes et une de chênes apprendra que ces derniers « envient aux premiers leur espérance de vie, quand les platanes jalousent la prétendue noblesse du chêne ».

Est-ce à dire que l’on est dans l’univers du conte ? Surtout pas. C’est un monde hyperréaliste dans lequel tout semble vu à la loupe ou au microscope ou comme par une mouche (ce qui arrivait dans Lac et… nous n’en dirons pas plus). Un café par exemple, le Narval (comme souvent) : « (…) Le Narval est gouverné par deux femmes : entre une falaise de cigarettes et une plage de jeux à gratter, sa gérante mûrit derrière un vitrage pendant que s’affaire une esclave du percolateur à l’évier ». Tout peut sembler incongru quand le grossissement du trait ou l’exagération sont utilisés.

Que dire aussi d’un colonel africain, reconverti en chef de milice qui débarque avec sa troupe armée jusqu’aux dents sur le plateau du film tourné par Bristol. On l’imagine féroce, prêt à tout. Il se propose d’œuvrer pour la figuration, annonce « des honoraires et horaires modulables » et vante les mérites du cinéma allemand des années soixante-dix, un domaine avant-gardiste désormais peu fréquenté sinon par les cinéphiles les plus avertis. On pourrait voir là une contradiction avec le regard aigu sur le paysage ou sur le présent. C’est plutôt dans la continuité. Qui dit fiction dit invention dit artifice et plaisir de l’artifice, quand tant de « réalisme » nous ennuie.

Il faut bien que le lecteur serve à quelque chose, chez Echenoz. Autant qu’il fasse le travail quand le narrateur ne peut le faire. Ainsi, la défection de Nadia Saint-Clair qui devait interpréter le rôle titre met Bristol (et le narrateur) dans l’embarras. Tout un programme était prévu, relaté dans le chapitre 4 : « Or la défection de Nadia met à mal ce programme, il va falloir s’y faire et en construire un autre, nous allons voir si c’est possible. Le train que doit prendre Bristol n’est heureusement pas annulé, ce qui assure au moins une suite conforme à nos plans. En attendant, nous voici tenu d’improviser ». Rien d’improvisé, on s’en doute. On prendra le train vers Nevers avec Bristol et chacun ou chacune de nous se demandera s’il faut s’asseoir côté fenêtre ou côté couloir. Les conséquences ne sont pas les mêmes, y compris sur un trajet aussi court.

BRISTOL
Jean Echenoz
éd. Les Éditions de Minuit 2025
à paraître le 2 janvier 2025

Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.

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