Tel-Aviv Arromanches
Vous ne saurez rien de ces événements, ou presque. Joseph hérite d’une maison à Arromanches et sa situation pourrait s’améliorer. C’est moins évident que cela. On verra. Patience.
Orly Castel-Bloom s’est rendue célèbre grâce à Dolly City, son premier roman déjà ancré dans Tel-Aviv. Ce roman avait été traduit en français par Rosie Pinhas Delpuech, également éditrice et écrivaine, grâce à qui nous connaissons aussi Etgar Keret ou Ishaï Sarid. Sa collection Lettres hébraïques fait partie de celles qui ont enrichi notre connaissance de cette littérature peu prisée on s’en doute, des politiciens au pouvoir. D’Amos Oz à David Grossman en passant par Zeruya Shalev et Eshkol Nevo, rares sont les romanciers qui plaisent aux gouvernants actuels.
Joseph n’est pas le héros à qui on peut s’identifier, sauf si on le considère comme un vrai héros de ces temps sans vitalité. De là à faire le lien avec un autre Joseph que l’on croise chez Kafka il y a un pas que l’on pourra franchir sans trop risquer de se tromper. Dans la tradition de l’humour juif, on pourrait aussi voir en lui le schlemihl, cet incompétent ou malchanceux né sous la plume de Chamisso vers 1820 et ensuite développé dans le monde yiddish.
Joseph fait parfois des efforts pour gagner sa vie. Il travaille ainsi pour une avocate d’origine française, émigrée depuis dix ans en Israël. Elle aide les français désireux de s’installer dans le pays en leur facilitant toutes les démarches, lesquelles sont nombreuses et souvent fastidieuses. Elle le charge d’accueillir ces nouveaux venus à l’aéroport, voire d’aller les chercher à Paris. Beaucoup sont très riches, peu sont assez éduqués et courtois pour le respecter. Il n’est en somme qu’un factotum. Quand il ne sert plus à rien, on le renvoie.
Un peu plus tard, ayant reçu l’héritage grand-maternel, Joseph se laisse embringuer dans des combines menées par un certain Dvir, une connaissance dont la famille a été victime d’un attentat et qui habite en Cisjordanie d’où il mène des affaires pour le moins discutables. Pour le dire simplement Dvir est un escroc qui joue sur la pitié de ceux qui l’entourent. Des dépenses inconsidérées, des combines plus que douteuses conduiront Joseph au bord du vide. On n’est pas loin de ce que décrit son cher Balzac, irremplaçable contemporain dès qu’on pense à l’argent, au pouvoir, et au biotope. Saumur, Provins, Tel-Aviv ou Arromanches, c’est assez voisin. L’auteur d’Eugénie Grandet use de la description comme instrument de l’action, Orly Castel-Bloom aussi.
Cela tombe bien car Joseph collectionne. Il accumule les meubles, les objets et ces collections sont à la fois sa joie et son malheur. Elles l’obligent à rester chez lui, à veiller sur tout son trésor, rend tout déménagement difficile. Chaque déplacement est un tourment.
Il collectionne aussi en observant le manège des passants, des habitués de la rue, des SDF ou autres qu’il rencontre chaque jour quand il sort. Cette collection-là fait de lui un fin connaisseur de la ville, le scribe à sa façon de ces lieux. Il en montre les transformations, un peu à la manière d’un Perec ou d’un Echenoz qui par l’énumération – objective ou imagée – racontent la ville qui disparait.
Le COVID, auquel le narrateur fait allusion, fige les espaces. La romancière a mis sept ans à écrire ce roman qui a paru avant cet événement mondial. Le pays qu’elle décrit est donc semblable à bien des égards à n’importe quel pays occidental à la même époque. Mais on reconnait les fêlures et la folie typique de cette ville qu’un cliché facile a longtemps assimilé à une bulle. Il a fallu la tragédie du 7 octobre pour que ce maquillage s’efface et que le vrai visage apparaisse. Comme on le voit dans Biotope, cette ville est aussi celle de la déchéance, des spectres qui errent dans des rues sans âme, de la souffrance des plus démunis.
Reste l’essentiel, ce qui rend un roman irremplaçable et singulier : son ton. L’humour d’Orly Castel-Bloom évite que l’on sombre dans la noirceur absolue. Elle garde une sorte de distance et son narrateur héros a l’art de dépeindre ceux qu’il rencontre tel l’Equerre, Cent-quatre vingt degrés ou Casquette-flottante. Le surnom leur rend l’indispensable humanité que le regard absent des passants efface. Les démêlés avec Dvir sont aussi des moments très drôles, à condition de les considérer avec l’indispensable recul qui convient face à un personnage aussi irritant.
En somme, on sourit bien souvent à la lecture de ce livre. Ce n’est pas un luxe inutile.
BIOTOPE
Orly Castel-Bloom
Traduit de l'hébreu par Rosie Pinhas Delpuech
éd. Actes Sud 2025
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.