Si seuls...
Ce roman et son écrivaine sont depuis quelques années sur le devant de la scène littéraire américaine. Le sujet traité a lui-même fait partie d'une des préoccupations les plus fortes de ces derniers temps aux États-Unis. Nous en parlons moins en Europe, mais nombre d'écrivains, d'artistes, de personnages en vue ont signé des pétitions et se sont fait le porte-parole de cette tragédie humaine : les centres de détention d'enfants, séparés de leur entourage, enfermés là, livrés à eux-mêmes, sans éducation, sans personnel éducatif, sans accompagnateur. Valeria Luiselli a imaginé une jolie histoire, ayant pour protagonistes les membres d'une famille américaine recomposée, qui traverse le pays en voiture.
Le roman s'ouvre sur la préparation d'un voyage. Une femme raconte sa rencontre avec son mari (tous deux étant preneurs de son), durant un projet professionnel qui les avait réunis. Ils ont formé un couple, puis une famille, recomposée, elle avec sa fille, lui avec son fils. Ils ont été heureux. Or aujourd'hui une distance se creuse entre eux. Leurs projets professionnels pour la suite divergent. Ils décident de traverser les Etats-Unis d'est en ouest, à quatre, en famille. Lui, veut visiter l'ancien territoire amérindien et retracer l'histoire de grandes tribus indiennes du passé. Elle, a décidé de se documenter sur les enfants migrants incarcérés. Et puisqu'ils ne savent ce que deviendra leur couple, leur famille, ils s'offrent ce dernier moment de partage. Arrivé au bout de leur traversée, leurs chemins se sépareront. Elle reviendra avec sa fille ; lui s'installera là-bas avec son fils. L'incertitude et le doute habitent cette femme. La difficulté à se canaliser sur un projet aussi. Et puis elle nous raconte le voyage, leurs arrêts dans les motels, leurs discussions dans la voiture, et leur façons de raconter l'histoire aux deux enfants, âgés de cinq et dix ans. Les parents leur racontent l'histoire de ces indiens laissés en route, quelque part dans le passé de ce grand pays ; ils leur racontent l'histoire de ces enfants perdus, aujourd'hui, incarcérés ou en fuite, invariablement seuls, sans aide ni soutien.
En réalité le roman se découpe en deux parties. Une première qui donne la parole à la mère, et une deuxième où le narrateur est le fils, ce jeune garçon qui comprend un peu trop bien ce qui se passe, les histoires qu'on lui raconte, mais aussi l'avenir incertain qui se profile devant eux. Il prendra les choses en main, à sa façon, dans le cours de la traversée du pays. Et bien entendu les décisions et actions des enfants ne valent que par la magie de leur vouloir, et non pas par le réalisme de la situation...
La première partie du livre ne nous donne pas le sentiment d'être dans un roman. On serait davantage dans un documentaire, un récit journalistique entrelacé, relaté tel un journal intime. Par bribes, en mosaïque ou en coquille d'escargot on nous donne des touches d'information. On y lira la liste détaillée des cartons que la famille transporte, contenant des livres, des articles, des sons, et du matériel technique.
La deuxième partie en revanche, rapportée par cet enfant grandi trop vite est poignante. Le romanesque et le fictif à l'imagination débordante nous livre la profondeur du drame que vivent vraisemblablement ces enfants perdus du vaste territoire américain, souvent désert et hostile.
Alors, oui, on peut dire que j'ai aimé ce livre. J'ai mis très longtemps à le lire, tout du moins à lire la première partie, plus ingrate. Puis je l'ai dévoré. On sait bien qu'aucun roman ne parvient à relever davantage de la fiction que la réalité elle-même. Et dans certaines pages de l'histoire racontée par l'enfant nous sommes dans un imaginaire qui épouse cette réalité bouleversante. Comment s'organisent des enfants, sans présence des adultes ? L'un d'eux prend les rennes. Et guide les autres. Grand besoin aurait-il lui-même d'un guide...
ARCHIVES DES ENFANTS PERDUS
(Lost Children Archive)
Valeria Luiselli
Traduit de l'anglais par Nicolas Richard
éditions de l'Olivier 2019 (v.o. 2019)
Finaliste National Book Critics Circle Award 2019
Lauréat International Dublin Literary Award 2021
Les illustrations présentées dans l'article sont :
- Geronimo peint par Nicolas K. Clark,
- Photographie de Isadora Kosofsky.
Cet article a été conçu et rédigé par Yassi Nasseri, fondatrice de Kimamori.