Ann d’Angleterre, de Julia Deck

Une reine sans couronne

Viviane Elisabeth Fauville, Propriété privée, Monument national : ce sont là trois des cinq romans publiés par Julia Deck aux Éditions de Minuit. Des romans qui intriguent le lecteur, qui l’amusent, des romans grinçants et lucides sur l’époque. Le premier nommé, premier publié, a connu un grand succès public et critique. L’héroïne tuait son psychanalyste, dérivait dans Paris, parfois désignée par un vous, par un elle, par un je, qui mettaient en lumière sa personnalité trouble. Monument national racontait l’intrusion d’une intrigante dans la riche demeure d’un comédien autrefois glorieux et célébré. La satire était féroce et non sans rapport avec le narcissisme qui souvent gouverne.

Ann d’Angleterre est aussi un roman, à ceci près que l’héroïne existe vraiment, et que celle qui raconte sa vie s’appelle Julia Deck. Ann est sa mère et au début du livre, elle est à l’hôpital après une grave hémorragie cérébrale. Le pronostic vital est longtemps engagé mais, nous ne dévoilons rien, Ann survit. Le roman repose sur ce qu’au cinéma on appelle montage parallèle. Les démêlées de la narratrice avec l’institution hospitalière en crise, alterne avec le récit d’une existence entre l’Angleterre industrielle et industrieuse des années cinquante, et la France où Ann passera l’essentiel de sa vie. Mais Julia Deck aime trop le roman pour ne pas suivre une piste qui intrigue. Cette piste, un possible secret de famille, repose sur une phrase d’Ann, alors qu’elle se remet de son accident. S’adressant à une aide-soignante elle évoque une deuxième fille. Or le duo formé par Ann et Julia est resté exclusif tout au long des années. La lecture de Pierre et Jean, de Maupassant, met la fille sur la piste. Pierre comprenait tout et sa mère avouait ce qu’il en avait été. Ici, le mystère traverse le livre ; on laissera au lecteur le soin de le découvrir et de lire toutes les pièces à « non conviction ». Et puis mère et fille ont aussi aimé le cinéma, grâce en particulier aux programmes de ciné-club à la télévision. Brando, dans Un tramway nommé désir rappelait à Ann Jack Johnson, son beau-frère, séduisant, et séducteur. L’extra-lucidité de la romancière trouve là matière à se manifester. Des pistes, toujours.

Ann d’Angleterre est ancré dans l’époque ou plutôt dans les époques : tout commence avec la réélection en 2022 de l’actuel président, rappelle la crise liée au COVID pour ce qui concerne la France. Mais on suit également la narratrice de l’hôpital de la Charité Arbitraire, situé près de la Place d’Italie, jusqu’à l’hôpital Brico-Ouest, dans une banlieue censée être desservie par les transports en commun. Quelques médecins se distinguent, aux noms aussi fantaisistes que leurs propos sont tristement vraisemblables. Le docteur Egal, le Pr Rossignol, le Dr Ficace apparaissent au chevet de la malade ou reçoivent dans leur bureau Julia, au bord de s’effondrer. Il est parfois question de « projet » (le mot est écrit en majuscule) : on essaie de se débarrasser de la malade. Par les temps qui courent, trouver un lit compte plus que tout. Des conseillers rémunérés par les EHPAD trainent dans les couloirs, proposant aux familles des réductions pour telle ou telle institution. La narratrice en visite quelques-uns et dans certains cas, le dégoût le dispute à l’angoisse. Si le constat n’a rien de surprenant, c’est bien sûr l’humour caustique de Julia Deck qui fait la différence.

Ann d’Angleterre est aussi le portrait d’une femme qui a voulu être libre et a tout fait pour l’être. A lire les chapitres qui racontent son histoire, des images de films défilent. On voit l’Angleterre encore marquée par la culture ouvrière, par la « common decency » que vantait George Orwell. Austère jusqu’au rigorisme, fidèle à des valeurs comme le travail, la solidarité, la droiture, la famille d’Ann, et en particulier ses grands-parents, appartient à un monde qui s’effondrera à la fin des années cinquante. On vit de peu, l’espace de la maison est étroit, les loisirs sont rares, mais on n’envie pas les plus riches, et on ne se mêle pas à ceux qui boivent, frappent l’épouse ou les enfants en rentrant le soir et se laissent aller. Bientôt, quand une dame de fer règnera sur ce royaume désuni, tout s’effondrera. Mais les hiérarchies sociales, déjà bien enracinées, se perpétueront, avec la perte de toute valeur, hors la réussite matérielle.
Quand Ann est enfant, l’entreprise ICI installée à Billingham, foyer de la famille, domine encore le paysage industriel. Tout le monde y travaille. On peut évoluer dans ce cadre, on bénéficie de droits sociaux et Ann parvient à étudier à l’université de Manchester. Pour une jeune femme des années cinquante (elle est née en 1937), c’est un progrès. Sa mère en a rêvé sans pouvoir le vivre ; sa grand-mère a eu onze enfants.
L’émancipation, elle la vivra en France, celle des tenues à la mode, des vacances pour presque rien, d’un métier qui sans l’enrichir (ce n’est pas encore une obsession) lui permet de vivre sans trop de souci.

La vie d’une mère, quand elle touche à son terme, impose à ses enfants, ici à sa fille, de se regarder dans le miroir. Julia Deck a beaucoup partagé avec Ann, et d’abord les lectures d’auteurs anglais comme Thomas Hardy. Le roman est imprégné par cette atmosphère d’Outre-Manche. On savoure des biscuits, on voyage dans ce pays proche et singulier, on entend la langue que dans sa confusion Ann utilise pour s’adresser à Julia et celle-ci trouve dans les romans de Ruth Rendell, des explications à ce qu’elle traverse avec la vieille femme malade.

Le roman, toujours. Qu’elle lise ou écrive, Julia Deck ne croit qu’en ce genre. Elle l’écrit au début, elle le répète à la fin. Il faut la citer : « Les catégories du réel et de la fiction ne sont pas si disjointes. Et c’est au croisement de ces axes que se tient LA VERITE. Le roman est l’instrument de la connaissance. Il dit au-delà de celui qui parle, de ce qu’il sait ou croit savoir ». Les héritières de Cervantès (et les descendants de Jane Austen) gardent de beaux jours devant eux.

ANN D'ANGLETERRE
Julia Deck
éd. Seuil 2024

Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.

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