Une reine sans couronne
Ann d’Angleterre est aussi un roman, à ceci près que l’héroïne existe vraiment, et que celle qui raconte sa vie s’appelle Julia Deck. Ann est sa mère et au début du livre, elle est à l’hôpital après une grave hémorragie cérébrale. Le pronostic vital est longtemps engagé mais, nous ne dévoilons rien, Ann survit. Le roman repose sur ce qu’au cinéma on appelle montage parallèle. Les démêlées de la narratrice avec l’institution hospitalière en crise, alterne avec le récit d’une existence entre l’Angleterre industrielle et industrieuse des années cinquante, et la France où Ann passera l’essentiel de sa vie. Mais Julia Deck aime trop le roman pour ne pas suivre une piste qui intrigue. Cette piste, un possible secret de famille, repose sur une phrase d’Ann, alors qu’elle se remet de son accident. S’adressant à une aide-soignante elle évoque une deuxième fille. Or le duo formé par Ann et Julia est resté exclusif tout au long des années. La lecture de Pierre et Jean, de Maupassant, met la fille sur la piste. Pierre comprenait tout et sa mère avouait ce qu’il en avait été. Ici, le mystère traverse le livre ; on laissera au lecteur le soin de le découvrir et de lire toutes les pièces à « non conviction ». Et puis mère et fille ont aussi aimé le cinéma, grâce en particulier aux programmes de ciné-club à la télévision. Brando, dans Un tramway nommé désir rappelait à Ann Jack Johnson, son beau-frère, séduisant, et séducteur. L’extra-lucidité de la romancière trouve là matière à se manifester. Des pistes, toujours.
Ann d’Angleterre est aussi le portrait d’une femme qui a voulu être libre et a tout fait pour l’être. A lire les chapitres qui racontent son histoire, des images de films défilent. On voit l’Angleterre encore marquée par la culture ouvrière, par la « common decency » que vantait George Orwell. Austère jusqu’au rigorisme, fidèle à des valeurs comme le travail, la solidarité, la droiture, la famille d’Ann, et en particulier ses grands-parents, appartient à un monde qui s’effondrera à la fin des années cinquante. On vit de peu, l’espace de la maison est étroit, les loisirs sont rares, mais on n’envie pas les plus riches, et on ne se mêle pas à ceux qui boivent, frappent l’épouse ou les enfants en rentrant le soir et se laissent aller. Bientôt, quand une dame de fer règnera sur ce royaume désuni, tout s’effondrera. Mais les hiérarchies sociales, déjà bien enracinées, se perpétueront, avec la perte de toute valeur, hors la réussite matérielle.
Quand Ann est enfant, l’entreprise ICI installée à Billingham, foyer de la famille, domine encore le paysage industriel. Tout le monde y travaille. On peut évoluer dans ce cadre, on bénéficie de droits sociaux et Ann parvient à étudier à l’université de Manchester. Pour une jeune femme des années cinquante (elle est née en 1937), c’est un progrès. Sa mère en a rêvé sans pouvoir le vivre ; sa grand-mère a eu onze enfants.
L’émancipation, elle la vivra en France, celle des tenues à la mode, des vacances pour presque rien, d’un métier qui sans l’enrichir (ce n’est pas encore une obsession) lui permet de vivre sans trop de souci.
La vie d’une mère, quand elle touche à son terme, impose à ses enfants, ici à sa fille, de se regarder dans le miroir. Julia Deck a beaucoup partagé avec Ann, et d’abord les lectures d’auteurs anglais comme Thomas Hardy. Le roman est imprégné par cette atmosphère d’Outre-Manche. On savoure des biscuits, on voyage dans ce pays proche et singulier, on entend la langue que dans sa confusion Ann utilise pour s’adresser à Julia et celle-ci trouve dans les romans de Ruth Rendell, des explications à ce qu’elle traverse avec la vieille femme malade.
ANN D'ANGLETERRE
Julia Deck
éd. Seuil 2024
Sélections Prix Décembre, Femina et Médicis 2024
Lauréat Prix Médicis 2024
Article de Norbert Czarny.
Norbert CZARNY a enseigné les Lettres en collège, il est critique littéraire et écrivain. Ses articles sont disponibles à La Quinzaine littéraire, En attendant Nadeau et L’École des Lettres. Son dernier livre, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, est paru en 2023.